Illustration : Sébastien Thibault

Leuphorie causée par les possibilités apparemment infinies du virage numérique commence à se heurter à la prise de conscience de son impact environnemental et social. Les entreprises devront apprendre à résoudre ce dilemme.

C’est à l’organisation française Green IT que revient la paternité du terme «sobriété numérique», qui invite à une utilisation du numérique dictée par la raison et à une compréhension des effets environnementaux et sociaux de notre usage quotidien de ces technologies.

Cet appel commence à être entendu dans certains pays, dont la France. Le rapport publié en 2018 et mis à jour en 2021 par The Shift Project sur les répercussions environnementales du numérique a en effet sonné l’alarme dans l’Hexagone. Soudain, on remettait en question la vision d’une transition numérique qui allait de pair avec la transition écologique.

«Des groupes de travail sont apparus dans les grandes entreprises et plusieurs organisations déploient des activités de sensibilisation comme la Fresque du numérique, un atelier d’une demi-journée sur les enjeux environnementaux de ces technologies», explique Céline Lescop, membre du groupe de travail Lean-ICT à The Shift Project. La spécialiste de l’architecture des données ajoute que le gouvernement français a adopté en novembre 2021 la Loi sur la réduction de l’empreinte environnementale du numérique (loi REEN) et que plusieurs agences publiques ont reçu des mandats pour travailler le sujet.

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Des répercussions majeures

Il faut dire que les données récoltées par The Shift Project sont assez saisissantes. L’organisation évaluait à 3,5% la part du numérique dans les émissions mondiales de GES en 2019, tout en prévenant qu’elle pourrait doubler d’ici 2025. Selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) de France, les émissions proviennent des appareils des consommateurs (47%), des infrastructures réseau (28%) et des centres de données (25%).

La phase de production des appareils comptait par ailleurs pour près de 40% des émissions de GES mondiales du numérique en 2019. Cependant, cette proportion double presque dans les pays qui misent sur une énergie faiblement carbonée, laquelle génère peu de GES. Selon une étude du groupe de réflexion Les Shifters Montréal, plus de 70% des émissions de GES du numérique au Canada proviendraient de la fabrication des appareils, une proportion similaire à celle de la France.

«Les retombées négatives de la fabrication ne se limitent pas aux émissions de GES, précise Céline Lescop. On doit extraire énormément de matières premières pour fabriquer les appareils et ces extractions ont des conséquences environnementales et sociales majeures dans les pays où les mines sont exploitées.»

Un téléphone portable est composé de plastique (un dérivé du pétrole) et de plus de 70 matériaux, dont le cuivre, le lithium, le fer et de nombreux métaux précieux ou rares (platine, palladium, terbium, tungstène, etc.). Un seul ordinateur de deux kilos nécessiterait quant à lui l’extraction de 800 kilos de matières premières, selon l’ADEME.

Gare à l’obésité numérique

S’ajoutent à cela des conséquences sociales comme l’exclusion des gens qui ne savent pas utiliser les outils numériques ou qui n’ont pas les moyens de les acheter, les difficultés d’accès de personnes aux prises avec la cécité, la dyslexie ou d’autres obstacles de ce genre, les risques d’isolement, de dépendance, de harcèlement en ligne, etc.

Les entreprises se retrouvent donc confrontées à deux injonctions contradictoires : accélérer le virage numérique pour augmenter leur productivité et répondre aux attentes de leur clientèle, mais aussi réduire l’empreinte environnementale et sociale de leurs activités numériques.

Frédérick Marchand, PDG de Fruggr, une agence française qui aide les entreprises à verdir leur numérique, n’y voit cependant pas une contradiction insurmontable. «En fait, nous devons surtout optimiser notre usage du numérique du côté du matériel et de l’utilisation, pour le rendre plus efficace et diminuer ses externalités négatives», affirme-t-il.

Il soutient que la croissance fulgurante de la bande passante disponible et de la puissance de calcul a poussé de nombreuses entreprises à développer des outils numériques coûteux qui finissent par devenir contre-productifs. Il rappelle une donnée de Gartner, qui révèle que les entreprises dépensent jusqu’à 70% de trop pour leur hébergement en infonuagique lorsqu’elles n’établissent pas de stratégie d’optimisation.

«Nous souffrons d’obésité numérique, prévient-il. Le poids d’une page Web a augmenté de 350% en dix ans, et une grande partie des fonctions qu’on y trouve sont peu ou pas du tout utilisées.» Ce genre d’absurdités décuple le nombre de points de rupture entre l’entreprise et ses clients (et donc, réduit les taux de conversion), en excluant de plus en plus de gens qui ne savent pas ou qui ne peuvent pas accéder à ces solutions numériques plus complexes.

Selon Frédérick Marchand, la bonne nouvelle, c’est que les entreprises peuvent facilement repérer certains secteurs où elles sont en mesure de réaliser des gains importants pour diminuer rapidement leur empreinte environnementale numérique. Le recours à l’écoconception, qui offre des solutions informatiques plus légères avec un impact environnemental et social beaucoup plus faible, peut changer radicalement le bilan d’une entreprise sur ce plan. Même chose pour la gestion du matériel. Choisir des appareils réparables et modulables – dont la durée de vie est plus longue et dont la puissance correspond réellement aux besoins du travailleur – et se soucier de leur reconditionnement ou de leur recyclage sont deux pratiques qui doivent être intégrées aux politiques d’approvisionnement et de gestion du matériel des entreprises.

Une question stratégique

Tout cela montre bien que la sobriété numérique comporte plusieurs aspects stratégiques dont les administrateurs et les hauts dirigeants devraient se préoccuper. Talsom, une firme-conseil montréalaise qui œuvre dans le domaine de la transformation numérique, s’intéresse beaucoup à cette question de la responsabilité numérique des entreprises (RNE), qu’elle voit comme un pendant de la responsabilité sociale des entreprises (RSE).

«La RNE est apparue vers 2010, à mesure qu’émergeait une prise de conscience des répercussions négatives du numérique», explique Tristan Oertli, directeur, Gestion du changement, chez Talsom. La RNE couvre les aspects environnementaux (émissions de GES, consommation d’électricité et d’eau, cycle de vie du matériel, etc.), sociaux (impacts humains de l’extraction des matières premières et de la fabrication, inégalités d’accès, isolement, harcèlement, etc.) et la gouvernance, notamment la sécurité numérique.

«Tout part du conseil d’administration et des hauts dirigeants, estime Jonathan Tremblay, associé et vice-président de Talsom. Ils doivent voir la sobriété numérique comme une forme de gestion du risque et déterminer les éléments qui doivent être mesurés et sur lesquels l’entreprise doit agir.»

Talsom propose une approche axée sur les cinq R. L’entreprise devrait refuser le mode de consommation actuel des produits technologiques ancré dans les changements très fréquents d’appareils, réduire son usage des outils numériques, réutiliser les ressources déjà disponibles, recycler ses appareils en fin de vie et permettre à ses employés de se reconnecter avec la nature en favorisant des moments sans écran.

«Une fois que les administrateurs ou la haute direction ont trouvé une posture claire face à cet enjeu, il devient plus facile pour l’entreprise d’adopter de nouvelles politiques sur l’utilisation du numérique, la gestion du matériel ou le choix des fournisseurs de services», indique Jonathan Tremblay.

Un lent départ au Québec

Si le mouvement semble bel et bien amorcé en France et dans d’autres pays européens que la crise énergétique actuelle force à repenser leur consommation d’électricité, le Québec est plus lent à réagir.

Québec Net Positif évalue depuis 2022 l’intention des dirigeants d’entreprises québécoises de diminuer leur empreinte environnementale numérique dans ses Baromètres de la transition des entreprises. Ainsi, en 2023, 30% des répondants ont affirmé qu’ils avaient adopté des mesures climatiques en ligne avec la gestion d’énergie. Parmi ceux-ci, 27% avaient agi pour réduire leur empreinte numérique et 39% comptaient s’y mettre d’ici deux ans. C’est donc dire qu’à peine 8% des 596 répondants avaient commencé à réduire leur empreinte environnementale numérique.

«Ce que l’on constate, c’est que la proportion de ceux qui l’ont réellement fait n’a pas vraiment augmenté depuis deux ans, ce qui laisse croire que ceux qui, l’an dernier, soutenaient qu’ils agiraient bientôt ne sont pas passés à l’action», souligne Anne-Josée Laquerre, directrice générale de Québec Net Positif. La proportion de ceux qui comptent le faire d’ici deux ans a quant à elle diminué de cinq points de pourcentage depuis 2022.

Comment expliquer cette stagnation? «On peut penser que les PME qui veulent améliorer leur bilan carbone s’attaquent d’abord à des parties de leurs activités qui génèrent beaucoup plus de GES que leur utilisation du numérique, laquelle se retrouve donc en bas de la liste», propose Anne-Josée Laquerre.

Frédéric Létourneau a consacré son mémoire de maîtrise à HEC Montréal au numérique responsable et a constaté qu’à l’heure actuelle, ce sujet n’est pas vraiment une préoccupation au Québec. Il croit lui aussi que le fait que le Québec mise sur une alimentation électrique propre diminue l’intérêt des entreprises pour la sobriété numérique. Mais il relève plusieurs autres défis qui ralentissent le virage vers un numérique plus responsable. Par exemple, plusieurs grandes entreprises confient la gestion de leur matériel informatique à des fournisseurs externes qui remplacent le matériel régulièrement ; elles ne savent pas vraiment ce que le fournisseur fait des appareils lorsqu’il les reprend et n’exigent pas nécessairement que soit utilisé le matériel qui affiche le meilleur bilan environnemental.

«Les entreprises peinent énormément à calculer l’impact carbone de leurs TI, notamment en raison d’un manque de données de la part de leurs fournisseurs de matériel et de services, ou encore de la difficulté à comparer ces données d’un fournisseur à l’autre», note Frédéric Létourneau. Elles éprouveraient même des difficultés à vérifier si les solutions numériques qu’elles adoptent pour devenir plus durables ne créent pas plus de dommages que d’avantages.

Selon lui, la volonté des entreprises se heurte à un marché et à un écosystème du numérique qui n’accordent toujours pas une très grande place aux questions environnementales. Il donne l’exemple du recyclage : seulement 17% des déchets électroniques mondiaux sont recyclés, d’après l’Organisation des Nations unies. Signe que les entreprises ont du mal à bien gérer les appareils qui arrivent en fin de vie.

«Nous devons créer un plus gros écosystème pour soutenir l’émergence du numérique durable et les gouvernements doivent aussi imposer des règles qui obligent les fournisseurs à faire leur part, tant dans leurs méthodes de fabrication que dans la production de données standardisées qui représentent les répercussions environnementales et sociales du numérique», conclut Frédéric Létourneau.

Article publié dans l’édition Printemps 2024 de Gestion