Illustration : Sébastien Thibault

Peu importe leur secteur dactivité, leur modèle daffaires ou leur taille, les entreprises du monde entier ont entamé une transformation numérique visant à maximiser lefficience de leurs processus daffaires. Or, la valorisation du numérique nest pas sans effet sur les plans social et environnemental. Aperçu des dérives potentielles.

Selon David Weinberger, chercheur à l’Université Harvard, l’industrie du numérique favorise l’accès à l’information et encourage l’échange de connaissances, contribuant ainsi à la recherche scientifique et créant un environnement propice à l’innovation. Elle a cependant des impacts sociaux négatifs qu’il ne faut pas négliger :

- Une accentuation des inégalités sociales due à un accès variable à l’information;

- Une augmentation de problèmes de santé mentale causés par la surcharge cognitive que crée une connectivité accrue;

- Une grande accessibilité aux informations personnelles susceptible de générer des problèmes tels que l’usurpation d’identité;

- Une propension à la surconsommation;

- Une amplification des phénomènes de mésinformation, de désinformation et d’écoblanchiment.

Les impacts environnementaux du numérique restent encore méconnus et sous-estimés par les consommateurs et les entreprises. Il est effectivement difficile de se représenter la pollution numérique puisqu’elle semble, par définition, virtuelle.

Pourtant, cette pollution est bel et bien réelle. L’infonuagique (cloud) n’est pas un cumulonimbus qui flotte dans le ciel : il est constitué de milliers de fermes de serveurs reliées par d’immenses câbles sous-marins. Le Web représente 10% de la consommation mondiale d’électricité1, soit plus d’énergie que ne consomment des pays comme la France ou le Canada. Bien que l’énergie provienne, au Québec, principalement de sources hydroélectriques, il ne faut pas oublier que plus de 84% de l’énergie primaire consommée ailleurs dans le monde est d’origine fossile2.

Une minute passée sur TikTok ou sur Instagram consomme entre 0,9 et 1 gramme de CO23. Ainsi, le temps annuel moyen qu’un utilisateur passe sur ces applications4 équivaut, en termes d’émissions de CO2, à 210 kilomètres parcourus en VUS, soit la distance entre Montréal et Québec! Maintenant, imaginez ce nombre de kilomètres multiplié par le 1,5 milliard de tiktokeurs dans le monde ou encore les 3,14 milliards de personnes partout sur la planète qui utilisent chaque jour au moins un des produits phares de Meta, que ce soit Facebook, WhatsApp, Instagram ou Messenger...

Dossier – Consommation numérique : prêts pour un régime minceur?

La faute aux appareils

La production croissante d’appareils électroniques figure en tête de liste des conséquences néfastes liées à notre rapport au numérique. En 2019, un total de 34 milliards d’appareils étaient en service pour 4,1 milliards d’utilisateurs, soit huit appareils en moyenne par personne, selon l’organisation française Green IT. Ceci a généré 60 millions de tonnes de déchets électroniques et d’importantes émissions de GES lors de la fabrication de ces appareils et de leur utilisation.

Les gens sont invités à changer fréquemment d’appareils afin d’en augmenter la puissance pour surfer sur un Web qui prend de plus en plus d’ampleur. Le poids moyen d’une page Web a été multiplié par 115 en 20 ans, passant de 14 Ko en 1995 à 1 600 Ko en 2015. Or, nous pouvions déjà faire des achats ou regarder des vidéos en ligne au début des années 2000. Y a-t-il alors une réelle plus-value à ces obésiciels?

Le nœud du problème

Il n’existe présentement aucune loi obligeant les entreprises à divulguer la consommation de CO2 issue de leurs activités numériques. Google, Meta, Amazon, Apple, Microsoft ou encore OpenAI (ChatGPT) n’ont pas l’obligation de mesurer et de communiquer leur impact en ce qui a trait aux émissions de carbone. Selon la chercheuse montréalaise en intelligence artificielle Sasha Luccioni, il a fallu environ 500 tonnes de CO2  pour entraîner le modèle de ChatGPT 3, ce qui équivaut à faire 100 fois le tour de la Terre en voiture.

Face à cette situation inquiétante, certains pays ont commencé à réguler les pratiques du numérique et la responsabilité des entreprises en la matière. Mais, outre la réglementation, comment pouvons-nous espérer une baisse graduelle des émissions de GES? Oserions-nous parler de décroissance? Le «mot en D» pouvant faire peur, nous privilégions le terme sobriété. Selon l’ingénieur et professeur français Jean-Marc Jancovici, il existerait trois façons d’économiser des ressources : l’efficacité, la sobriété et la pauvreté.

Sur le plan individuel, l’efficacité pourrait se caractériser par le fait de changer son téléphone seulement quand il est brisé, au lieu d’acheter le dernier appareil à la mode. Une grande partie de la pollution numérique venant de la fabrication de ces appareils, s’il y en a moins à produire, on économise alors de l’énergie et on génère moins de GES.

La sobriété numérique, quant à elle, offre des avantages supplémentaires par rapport à l’efficacité. En plus de limiter nos achats d’appareils, elle nous incite à limiter l’utilisation qu’on en fait. La réduction de temps d’écran qu’elle entraîne a pour effet de créer des externalités positives, comme la possibilité de réinvestir le temps gagné dans des activités sociales ou sportives.

Finalement, la troisième forme d’économie d’énergie est la pauvreté, que l’on associe à une forme de contrainte. La surexploitation des métaux rares et précieux nécessaires à la fabrication des appareils, conjuguée au recyclage partiel ou encore à l’existence de décharges sauvages dans les pays moins nantis, entraîne une pénurie de ressources et une augmentation du prix des appareils. Le dernier téléphone en vogue coûtant déjà un ou deux mois de loyer, on est en droit de se demander si on aura de quoi s’offrir un tel appareil dans le futur. Nous serions donc «contraints» à la sobriété numérique, ce qui représente un certain «appauvrissement».

Comme on le voit, on peut donc agir ou subir. La sobriété numérique n’est pas facile à pratiquer, car elle nous demande de changer nos habitudes de vie. Cependant, elle procure plus d’avantages sur les plans social et environnemental que l’efficacité ou la pauvreté.

Des solutions pour les entreprises

Les entreprises ont dorénavant le devoir d’adopter des pratiques numériques responsables. Afin de les aider à mettre en place une telle stratégie, la Chaire de commerce électronique RBC Groupe Financier de HEC Montréal a créé un modèle de maturité en matière de sobriété numérique. Mais comment définir cette notion de «numérique responsable», qui s’inscrit au cœur de transformations décisives pour nos sociétés? Il s’agit avant tout d’une démarche visant à réduire en permanence l’empreinte écologique et sociale du numérique, et ce, en se référant aux trois piliers du développement durable : pilier social, pilier économique et pilier environnemental.

Au sein des entreprises, la première voie à emprunter pour viser la sobriété numérique serait de se poser la question suivante : les plateformes numériques et les campagnes de marketing de mon organisation sont-elles optimisées seulement en fonction du profit (pilier économique) ou tiennent-elles compte des piliers social et environnemental? Autrement dit, ma stratégie numérique est-elle en harmonie avec les objectifs de mon entreprise en matière de critères ESG?

La sobriété semble donc la seule solution possible pour combattre la surconsommation de produits et de services numériques. Comme l’a si bien dit l’anthropologue Jason Hickel : «Heureuse coïncidence que ce que nous devons faire pour survivre est aussi ce que nous devrions faire pour être heureux».

Bon à savoir…

L’écoconception de services numériques ne coûte pas nécessairement plus cher qu’une conception classique si on en tient compte dès le début d’un projet.

Un site devrait toujours être conçu d’abord pour les cellulaires, car les gens qui utilisent leur téléphone pour consulter Internet sont maintenant plus nombreux que ceux qui le font sur leur ordinateur.

Prioriser seulement des fonctionnalités utiles et un hébergement avec gestionnaire de contenu alimenté par des énergies renouvelables représente une économie de coûts et une moins grande consommation d’électricité et d’eau pour refroidir les serveurs.

Les sites plus rapides et conçus pour les cellulaires permettent à l’entreprise de mieux se positionner dans les résultats des moteurs de recherche, augmentant ainsi le trafic naturel, ce qui peut aider à limiter les budgets consacré aux médias numériques.

Une expérience usager respectueuse de la vie privée et de la charge cognitive du visiteur n’aura que des conséquences positives sur le taux de conversion en génération de prospects ou de ventes en ligne.

Article publié dans l’édition Printemps 2024 de Gestion


Notes

1 - Cailloce, L., «Numérique : le grand gâchis énergétique», CNRS, 16 mai 2018.

2 - «Statistical review of world energy», BP, 2019.

3 - «Quelle empreinte environnementale pour les applications réseaux sociaux?», Greenspector, 20 juin 2023.

4 - Au Canada, le temps moyen quotidien qu’un utilisateur passe sur les réseaux sociaux est estimé, en 2023, à 125 minutes, selon Statistica.