Depuis toujours, mener une transformation stratégique est un défi d’envergure pour les organisations. Empreint d’ambiguïté, ce projet génère souvent de la résistance et des réactions inconscientes de la part des équipes de travail. Or, la conscience de soi et la régulation émotionnelle des gestionnaires peuvent jouer un rôle décisif dans le processus. Quelles sont les clés du succès?

Ce n’est un secret pour personne : si les organisations veulent performer de façon saine et durable, elles doivent changer plus rapidement que leur environnement externe, qui devient progressivement volatil, incertain, complexe et ambigu (un concept résumé sous l’acronyme VICA).

La transformation stratégique peut dès lors avoir des répercussions considérables sur les activités d’une entreprise. Or, bien qu’elle soit nécessaire, elle affiche souvent un taux de succès relativement faible. La raison en est simple : les initiatives de changement descendent la plupart du temps en cascade vers les employés et viennent perturber l’ordre établi qui rassure l’humain dans sa quête mammalienne de survie. Pour cette raison, les employés font preuve d’inertie ou, pire encore, manifestent une résistance.

Pourtant, certaines équipes savent au contraire saisir cette occasion pour adopter des comportements nouveaux, générateurs de transformation positive. Qu’est-ce qui fait en sorte qu’une d’entre elles adoptera le changement, alors qu’une autre s’y opposera? Pour tenter de répondre à cette question, nous avons réalisé une étude au sein d’une grande entreprise vivant une importante transformation stratégique1. Les résultats sont éclairants et semblent indiquer que la pleine conscience a un rôle central à jouer dans le processus.

Difficile d’expérimenter dans l’ambiguïté

Force est de constater que la demande relative au changement qui émane de la haute direction est rarement communiquée clairement. Il faut savoir que, par définition, le changement nous entraîne dans une zone inconnue. Résultat : cela génère beaucoup d’ambiguïté et d’insécurité, ce qui a des répercussions sur les gestionnaires, lesquels doivent comprendre eux-mêmes comment exécuter ces décisions tout en s’efforçant de mobiliser les équipes en ce sens.

Lorsque survient une transformation, les gens ont tendance à se protéger et à éviter des comportements d’expérimentation pourtant nécessaires à l’adoption du changement. En effet, lorsqu’une personne manque d’objectifs précis ou de buts clairs et qu’elle n’est pas en mesure de réguler les émotions qui en découlent, son attention n’a pas de direction significative pour orienter l’exploration qu’elle doit entreprendre. La personne en question n’est pas motivée à résoudre un problème en particulier, mais elle cherche plutôt à se protéger des inconforts anticipés liés à l’inconnu.

Pour être intégré, le changement nécessite que nous soyons dans une posture de sécurité psychologique, afin que nous nous ouvrions et que nous soyons prêts à accepter la nouveauté. Sans cette sécurité psychologique, nous nous retrouvons dans un cercle vicieux qui favorise le maintien du statu quo et l’autoprotection.

On remarque aussi que la réaction des équipes est largement influencée par l’attitude du gestionnaire. Celui-ci aura par conséquent un effet déterminant sur le dénouement du processus de transformation stratégique, notamment s’il réussit à créer un environnement psychologique sécuritaire et propice à l’exploration.

Alors, comment favoriser l’adhésion au changement et son intégration? Une piste de solution se profile à l’horizon : les résultats de nos travaux démontrent que lorsqu’un gestionnaire possède des capacités en matière de pleine conscience, soit la capacité de porter intentionnellement attention à l’expérience du moment présent sans porter de jugement de valeur2, il est mieux équipé pour faire face à l’ambiguïté et réduire son besoin de contrôle en vue de préserver ses acquis.

L’attention consciente

Une composante importante de la pleine conscience est celle de l’attention consciente. Pour bien saisir de quelle façon cette forme d’attention peut aider les gestionnaires à expérimenter davantage et ainsi influer positivement sur leurs équipes en période de changement, il faut d’abord comprendre ce qui se passe dans le cerveau lorsque nous nous trouvons en présence d’ambiguïté et d’insécurité. Dans ce type de situation, le vieux cerveau mammalien, soit le système limbique, entre en action. Siège des émotions présent pour assurer la survie de l’espèce, ce système est axé vers le court terme et cherche à éviter l’inconfort ou à contourner toute menace à sa sécurité. Conditionné par ses expériences passées, ce cerveau réagit en fonction de ce qu’il connaît; une sorte d’algorithmes neuronaux qui résistent à la nouveauté et à l’expérimentation pour protéger l’individu avec des comportements connus ayant fait leurs preuves dans le passé.

En suscitant un état d’attention consciente, le cerveau dans pareil contexte fait en sorte que nous devenons dès lors des observateurs de la situation, ce qui nous permet du même coup de ne plus être sous l’emprise du système limbique, mais bien du cortex préfrontal et de ses fonctions exécutives. Résultat : cela facilite l’adoption de stratégies adaptatives, plutôt que rigides et inflexibles.

En l’absence d’objectifs clairs, et dans une situation où l’ambiguïté persiste, quelle attitude doivent adopter les gestionnaires? Ceux qui font preuve d’une plus grande flexibilité psychologique peuvent mieux faire face au défi du moment avec une posture d’ouverture et de curiosité ainsi qu’une capacité de prise de risque, nécessaire à la réalisation de tout changement.

Les gestionnaires attentifs et capables de se réguler émotivement peuvent naviguer à travers des objectifs ambigus en se concentrant davantage sur les événements de manière à reconnaître et contrer les comportements automatiques qui ne font que répliquer, par habitude et par économie d’énergie, leur expérience passée. Sans les limites provoquées par la peur de l’inconnu, ils s’efforcent alors de mieux reconnaître les occasions de mettre en œuvre des comportements nouveaux pour s’adapter au changement, encourageant ainsi une approche plus expérimentale.

A contrario, les gestionnaires moins attentifs seront plus craintifs, et leur capacité d’expérimentation sera inhibée par les objectifs ambigus et par la crainte de changer des comportements connus et jugés sécuritaires.

À quoi sert la pleine conscience?

Un gestionnaire qui démontre des capacités d’attention consciente sera en mesure de :

1- Mieux prêter attention au moment présent.

2- Mieux réguler ses émotions.

3- Demeurer à l’affût des occasions d’apprentissage pour s’adapter au changement. 

4- Capter les éléments qui pourraient être modifiés et améliorés lors de la transformation stratégique, en se sentant suffisamment en sécurité pour le faire. 

5- Apprivoiser davantage l’inconfort lié au changement. 

6- Faire preuve d’engagement dans le processus et concilier les exigences liées à la transformation stratégique.

Les répercussions sur l’équipes

L’adoption de comportements d’expérimentation par le gestionnaire influencera de façon positive son équipe. Parce qu’il est un modèle, ses comportements sont souvent transférés aux membres de son groupe et imités par ces derniers. L’équipe examine généralement son gestionnaire pour discerner les croyances, les émotions et les comportements qui sont appropriés, de même que ceux qui, à l’inverse, sont indésirables. Une réaction en chaîne se met alors en place : les comportements adoptés par le gestionnaire déclenchent des imitations chez les autres individus3. Par conséquent, lorsque les gestionnaires adoptent l’expérimentation comme modus operandi, leurs équipes sont également plus susceptibles d’en faire autant.

Parce qu’ils sont souvent les premiers à être informés des changements apportés par la haute direction, les gestionnaires jouent un rôle de référence qui peut influer sur la manière dont les membres de l’équipe comprennent le changement et y répondent. En effet, les groupes tendent à apprendre par imitation, en modélisant les comportements de ceux et celles qui possèdent une autorité formelle.

Lorsque le leader stimule l’expérimentation au sein de l’équipe, les personnes qui en font partie peuvent interagir de manière à développer une attitude collective positive envers le changement. Sur le plan de la mise en œuvre, l’expérimentation est immédiatement bénéfique. On mise alors sur la stratégie des «petites victoires» : en éprouvant un sentiment de sécurité psychologique et d’accueil de l’inconfort lié au changement, les équipes peuvent essayer de nouvelles façons de faire – lesquelles sont à la fois conformes au changement global et appropriées dans leur contexte local–, puis voir si ces méthodes produisent des avantages.

Les petites victoires par l’expérimentation améliorent la mise en œuvre d’une transformation stratégique. Les équipes sont mieux informées des effets positifs potentiels du changement, ce qui augmente leur confiance et réduit l’inconfort initial. Elles apprennent aussi que cet inconfort passe, favorisant ainsi la résilience pour la suite. Cela rend également la transformation stratégique moins intimidante et plus susceptible d’être acceptée. Lorsqu’elles mettent en œuvre des comportements d’expérimentation au moment d’une transformation stratégique, les équipes sont en mesure d’affiner leur capacité à apprendre et à s’adapter. Cela crée du même coup des conditions positives pour les changements futurs.

Comment s’y prendre pour déployer la pleine conscience dans une organisation?

Des ateliers visant divers objectifs individuels et collectifs peuvent être offerts en entreprise. Ils servent, par exemple, à sensibiliser les gestionnaires et les employés aux pièges que leur tend leur cerveau et aux stratégies d’adaptation qu’ils doivent adopter pour les éviter.

Certaines organisations mettent en place des stratégies de croissance dites verticales qui favorisent la conscience et la gestion de soi avec des programmes de développement du leadership et du leadership de soi.

De nombreuses initiatives ponctuelles peuvent également être déployées, telles que des séances de méditation hebdomadaires; des ateliers de respiration consciente; des stratégies pour faciliter la régulation émotionnelle et accueillir les inconforts inévitables de la réalité organisationnelle; des pauses et des aires de repos pour favoriser la saine gestion de soi; etc.

Donner des outils au gestionnaires

Pour parvenir à favoriser l’expérimentation, un entraînement psychologique (cognitif, émotif et somatique) ainsi qu’un environnement jugé sécuritaire par les parties prenantes sont nécessaires. Plusieurs gros joueurs comme Google, Intel, LinkedIn, General Mills, L’Oréal et l’assureur Aetna ont d’ailleurs bien saisi ces enjeux et instauré des formations visant à encourager le déploiement de la pleine conscience au sein de leurs équipes. Des organisations canadiennes – Ardene, Casacom, Lululemon, iA Groupe financier, Pratt & Whitney, Ubisoft Québec et CBC/Radio-Canada, entre autres – ont aussi commencé à emboîter le pas.

Alors que les gestionnaires doivent être en mesure de naviguer dans un monde VICA, les habiletés dites verticales4 sont plus importantes que jamais. Elles permettent aux leaders de développer la conscience et la régulation de soi pour être pleinement dans le moment présent et s’ouvrir aux changements. Ces habiletés font en sorte qu’ils arrivent à comprendre leurs propres comportements afin de créer un sentiment de sécurité psychologique au sein des équipes.

Le changement incessant auquel les gestionnaires font face et le stress que cela génère éveillent chez eux – comme chez tout être humain – des automatismes et des réflexes conditionnés de protection et de survie. Pour contourner ce mécanisme et nous ouvrir à l’expérimentation, l’attention consciente et la régulation émotionnelle qui en découle représentent des atouts indéniables.

Nos recherches ont démontré clairement que le fait de nous attaquer à l’ambiguïté et d’améliorer la clarté du message émanant de la haute direction en période de changement ne suffit pas. Il faut avant tout nous assurer que les gestionnaires possèdent les capacités psychologiques nécessaires pour appréhender le défi d’une transformation stratégique, naviguer avec discernement en eaux parfois troubles et gérer les effets qu’aura ce changement sur soi et dans les équipes. À cet égard, la pleine conscience se veut un puissant levier qui, à juste titre, suscite l’intérêt au sein des organisations.

Article publié dans l’édition Hiver 2024 de Gestion


Notes

1- Harvey, J.-F., et Kudesia, R. S., «Experimentation in the face of ambiguity: How mindful leadersdevelop emotional capabilities for change in teams», Journal of Organizational Behavior, vol. 44, n° 4, février 2023, p. 573-589.
2- Définition adaptée de Kabat-Zinn, J.,«Mindfulness-based interventions in context: Past, present, and future», Clinical Psychology: Science and Practice, vol. 10, n° 2, juin 2003, p. 144-156.
3- Harvey, J.-F., «Microfoundations of sensing capabilities: From managerial cognition to team behavior», Strategic Organization, 2023. 
4- Bunting, M., et Lemieux, C., Vertical Growth: How Self-Awareness Transforms Leaders and Organisations, Milton (Australie), John Wiley & Sons Australia, 2022, 272 pages.