Article publié dans l'édition automne 2018 de Gestion

En quoi les réseaux sociaux changent-ils la dynamique des campagnes électorales ? Comment les partis politiques peuvent-ils en tirer profit ? Les réseaux sociaux sont-ils une menace ou un avantage pour les politiciens ? Et qu'en est-il pour la démocratie ?

Grâce à de puissants outils d’analyse qui permettent l’exploitation des données massives (big data), William Sanger1 et moi-même avons pu étudier le déroulement de plusieurs campagnes électorales à l’ère des réseaux sociaux. Ces recherches2 prouvent qu’on peut désormais évaluer l’effet des réseaux sociaux en contexte électoral. Elles permettent également de faire plusieurs constats dont les politiciens – et la société en général – auraient tout avantage à tenir compte.

Jamais plus comme avant

Tout d’abord, ces travaux démontrent qu’il est possible, d’un côté, de suivre en temps réel la perception et la compréhension des citoyens en ce qui a trait aux programmes électoraux présentés par les divers partis politiques et, de l’autre, d’évaluer l’effet et la performance des partis tout au long des campagnes électorales. Ces travaux indiquent aussi qu’à l’ère des réseaux sociaux, les élections se gagnent les deux ou trois derniers jours des campagnes électorales, ce qui permet ainsi d’éliminer l’hypothèse selon laquelle le parti au pouvoir détient l’avantage. Plus spécifiquement, les thématiques liées aux programmes électoraux ne représentent aujourd’hui que le début d’une conversation. En effet, avec la puissance et la vélocité des réseaux sociaux, ces sujets naissent et meurent rapidement. Des thèmes sur lesquels les partis politiques croyaient pouvoir miser afin de rallier leur électorat – et de convaincre les indécis – sont ainsi tués dans l’œuf. Créés par les citoyens, d’autres mots-clés remplacent très vite ces thèmes et finissent par s’avérer beaucoup plus déterminants quant à l’issue du vote.

Les débats télévisés sont aussi des moments très intéressants pour étudier l’émergence des mots-clics. À l’ère de Twitter et de Facebook, les partis politiques peuvent donc être portés au pouvoir ou battus en fonction d’un seul mot-clic qui a résonné particulièrement fort quelques jours avant le scrutin. Ce sont de nouveaux risques.

Ainsi, d’après l’analyse des intentions de vote lors de la dernière campagne électorale canadienne, en 2015, la perspective d’une victoire pour Justin Trudeau n’est vraiment apparue dans les réseaux sociaux que lors des derniers jours avant le scrutin.


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Plusieurs « villages de valeurs »

Avant l’émergence des réseaux sociaux, les citoyens devaient se faire leur propre opinion. Aujourd’hui, ils sont entourés d’amis virtuels qui partagent habituellement les mêmes valeurs qu’eux et qui les confortent dans leurs perceptions. Ainsi, internet est devenu non pas le village global qu’on s’était imaginé mais plutôt un réseau constitué de plusieurs villages qui se forment autour de valeurs, d’allégeances et d’intérêts similaires. Dans les réseaux sociaux, les opinions politiques se forgent désormais auprès de personnes qui renforcent nos convictions, que celles-ci soient fondées ou non.

À ce chapitre, de nombreuses études ont montré que les perceptions jouent un rôle bien plus important que la réalité dans l’opinion publique. Ainsi, les gens ont davantage tendance à croire leurs amis qu’à faire confiance aux experts, et ce, même si les propos de leurs amis ne sont pas du tout crédibles ou véridiques. Pourquoi ? Parce que, bien souvent, nos amis (authentiques ou virtuels) nous disent ce que nous voulons entendre et nous confortent dans nos certitudes.

Par conséquent, avec les réseaux sociaux, nous évoluons plus que jamais dans des univers de polarisation et d’amplification. Ce phénomène n’est peut-être que transitoire : au cours des prochaines années, les utilisateurs seront probablement davantage sensibilisés à cette réalité.

De nouvelles armes

Quelles leçons les partis politiques devraient-ils tirer de ces conclusions ? Tout d’abord, ils doivent devenir plus agiles. La réussite d’un politicien – ou d’un parti – réside désormais dans sa capacité à savoir composer avec les vagues qui surgissent sans crier gare et à rester debout le temps qu’elles passent. La vélocité des réseaux sociaux impose une agilité de tous les instants et la nécessité de disposer de grands moyens financiers. il semble donc indéniable que les partis politiques les plus avantagés soient ceux qui peuvent s’entourer des meilleurs experts, capables d’analyser tout ce qui se passe dans les réseaux sociaux et d’orienter les débats en leur faveur.

Dotés de puissants outils d’analyse, les candidats peuvent alors prendre la pleine mesure de leurs interventions et même déterminer quels messages auront la plus grande portée, les renforcer en cours de route ou encore éviter les dérapages en réorientant stratégiquement le discours public. Ils peuvent aussi choisir le meilleur moment pour lancer une discussion et exploiter le thème qui constituera la bombe la plus puissante à faire exploser en dernier recours, c’est-à-dire deux ou trois jours avant le scrutin. C’est exactement ce qu’a fait Donald Trump en diffusant sur Twitter, à quelques jours du vote à l’automne 2016, des commentaires négatifs sur les Mexicains ainsi que des arguments sur la nécessité de construire un mur à la frontière sud des États-Unis afin de contrecarrer l’immigration illégale en provenance du Mexique.

De la même manière, dans le cas du Brexit, en Grande-Bretagne, on a habilement lancé dans les réseaux sociaux plusieurs mensonges – parfois par omission – portant notamment sur la véritable contribution britannique au budget de l’union européenne. Les deux figures de proue de la campagne pro-Brexit, Boris Johnson et Nigel Farage, ont ainsi déformé la vérité à plusieurs reprises pour orienter le débat à leur avantage. Ils ont donc dit aux gens ce qu’ils voulaient entendre, une stratégie très efficace dans la dynamique des réseaux sociaux. Pour parvenir à leurs fins, certains politiciens sont prêts à tout pour conforter les citoyens dans leurs préjugés et dans leurs convictions.

Fait encore plus inquiétant : une étude récente menée par des chercheurs du Massachusetts institute of Technology3 (MIT) révèle que les nouvelles négatives circulent à une vitesse bien plus grande et à une échelle bien plus vaste que les nouvelles positives dans les réseaux sociaux, d’où l’importance de demeurer alerte.


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Une démocratie menacée

Cette nouvelle donne ne constitue pas nécessairement une avancée pour la démocratie, mais une chose est claire : nous ne pouvons pas faire marche arrière. Les réseaux sociaux sont déjà bien établis. Toutefois, la démocratie risque d’être sérieusement compromise si tous les partis politiques ne s’affrontent pas à armes égales en la matière. Ainsi, il serait très inquiétant qu’un seul parti accapare ces puissants outils grâce à des bataillons de stratèges capables d’orienter les messages à leur guise. Il n’est pas dit que ce parti gagnerait systématiquement toutes les élections, mais nous savons déjà que des stratégies de diffusion de fausses nouvelles ont eu un effet déterminant sur l’issue de la campagne électorale amé- ricaine en 2016 et sur celle du référendum sur le Brexit. C’est dire à quel point notre démocratie est fragile et menacée à l’heure actuelle.

Pour assurer une plus grande neutralité, il apparaît tout aussi essentiel que les médias traditionnels disposent de ces outils pour éviter d’être manipulés à leur insu. Lors de la préparation des débats télévisés, par exemple, les journalistes politiques devraient avoir accès aux mêmes données que les stratèges des partis afin de tenter de déterminer si l’ordre et la nature des sujets abordés auront un effet sur l’issue de la joute oratoire. Ils sauraient ainsi sur quelle information les stratèges se basent au moment de négocier le mode de déroulement d’un débat. Enfin, pour protéger et renforcer notre démocratie, il est plus que jamais primordial que la société civile soit sensibilisée à ces nouveaux enjeux et connaisse beaucoup mieux le pouvoir d’influence des réseaux sociaux.


Pour aller plus loin


Notes

1. William Sanger est directeur de projet au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO).
2. Warin, T., et Sanger, W., « Public’s Perception of Political Parties during the 2014 Quebec Election on Twitter », Canadian Journal of Communication, vol. 43, n° 2, printemps 2018 ; Warin, T., et Sanger, W., « The 2015 Canadian Election on Twitter – A Tidy Algorithmic Analysis », Proceedings of the Second International Conference on Computer Science and Computational Intelligence, décembre 2017.
3. Vosoughi, S., Roy, D., et Aral, S., « The Spread of True and False News Online », Science, vol. 359, n° 6380, mars 2018, p. 1146-1151.