Article publié dans l'édition Été 2019 de Gestion

Élections, médias à l'heure des hashtags

Alain Dubuc est professeur associé à HEC Montréal.

L’expérience des dernières années montre que les questions économiques ne deviennent un enjeu électoral que lorsque ça va mal. Quand les choses vont mieux, cela cesse de devenir une préoccupation pressante pour les électeurs.

Cette règle a un corollaire. L’économie joue à sens unique en campagne électorale. Si l’économie va mal, le gouvernement sortant en paiera le prix. Mais si l’économie va bien, il ne peut pas espérer en tirer un quelconque bénéfice, comme on l’a vu dans les dernières élections provinciales en Colombie-Britannique, en Ontario et au Québec.


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Voilà pourquoi, même s’il est difficile de prévoir la dynamique de la campagne électorale de l’automne prochain, il serait étonnant que Justin Trudeau puisse imposer le thème de l’économie et profiter des résultats exceptionnels enregistrés sous son règne, que ce soit la création de 800 000 emplois ou le taux de chômage le plus bas depuis un demi-siècle.

Ce thème de l’économie serait d’autant plus difficile à imposer que, malgré ces bons indicateurs, le gouvernement Trudeau n’a pas vraiment réussi à se distinguer sur la question. Les gouvernements qui l’ont précédé ont laissé leur marque en posant des gestes forts : le gouvernement Mulroney avec la TPS et le libre-échange, le gouvernement Chrétien avec la victoire contre le déficit, le gouvernement Harper avec la sortie de crise réussie du Canada. Mais quelle est l’empreinte économique du gouvernement Trudeau ? Les gestes économiques forts, M. Trudeau les a annoncés avant la prise du pouvoir, avec le coup d’éclat électoral qui lui a sans doute procuré la victoire : l’abandon du dogme du déficit zéro et ce que ce déficit pouvait lui permettre de financer, soit des baisses d’impôt pour la classe moyenne et des travaux d’infrastructures.

Mais depuis ? Adoptées rapidement, les baisses d’impôt sont aujourd’hui oubliées, même si elles ont contribué à réduire la pauvreté. La stratégie de développement reposant sur les infrastructures a tourné en queue de poisson, car on s’est vite aperçu que l’économie canadienne, en forte croissance, n’avait pas besoin de stimuli. Et si l’idée de recourir au déficit a été relativement bien acceptée, les critiques se sont multipliées depuis qu’il est devenu clair que le gouvernement Trudeau n’avait aucun plan de retour à l’équilibre budgétaire. Pour compliquer le tout, deux dossiers l’ont considérablement affaibli : la renégociation de l’ALENA et la conciliation de l’environnement avec la production pétrolière.

Il y a une autre raison pour laquelle le thème de l’économie risque de ne pas être un enjeu électoral. Il faut que le chef, dont le rôle est central en campagne électorale, soit en mesure de l’imposer. Depuis quatre ans, M. Trudeau n’a pas démontré sa capacité à aborder les thèmes économiques de façon structurée.

Son discours économique se résume à deux formules : la « classe moyenne », devenue presque incantatoire, et des « emplois pour les Canadiens ».

Le thème de l’emploi est devenu franchement dépassé depuis que le Canada est aux prises avec des pénuries de main-d’œuvre. Pour paraphraser une célèbre expression du premier ministre, les véritables enjeux économiques sont ailleurs, « parce qu’on est en 2019 » !

Il est vrai que les chefs de parti ne sont pas nécessairement des experts en économie. Mais plusieurs premiers ministres canadiens ont réussi à créer des tandems solides avec leur ministre des Finances, notamment Brian Mulroney avec Michael Wilson ou Jean Chrétien avec Paul Martin.

Le Québec a également pu compter sur des ministres des Finances qui ont laissé leur marque, comme Jacques Parizeau, Bernard Landry ou Raymond Bachand.

Rien de tel avec le gouvernement libéral actuel à Ottawa. Aucun signe de complicité entre M. Trudeau et son ministre des Finances, Bill Morneau. Pas non plus de présence marquante de M. Morneau dans les grands débats économiques. Pas davantage de signature économique particulière du gouvernement Trudeau, à part la persistance des déficits.

Les quatre budgets de M. Morneau, plus politiques qu’économiques, comportaient tous le terme « classe moyenne » dans leur titre. Portés sur les formules et sur les slogans, tournés vers les préoccupations des citoyens, ils étaient beaucoup moins loquaces sur les enjeux stratégiques.

Ces questions ont certes été évoquées, notamment à travers les travaux d’un comité consultatif sur l’innovation qui ont mené à la création de cinq « supergrappes d’innovation », pour lesquelles le ministre n’a toutefois proposé aucun suivi. Son dernier budget consacre seulement 17 pages sur 582 à ces questions cruciales pour l’avenir de l’économie canadienne.

Les dossiers économiques, tout comme les autres grands dossiers, ont surtout été traités, avec ce gouvernement dont le processus de décision est très centralisé, par le bureau du premier ministre. Et donc avec la même philosophie, celle du marketing, les mêmes préoccupations, le ciblage de clientèles, et les mêmes outils, les selfies, la culture Instagram et les hashtags.


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On risque donc peu, au cours de la campagne électorale qui prendra fin le 21 octobre, d’entendre parler des grands enjeux économiques cruciaux pour le Canada, que ce soient la formation de la main-d’œuvre, la compétitivité, la productivité, la dépendance trop grande aux ressources naturelles ou la nécessité de concilier la logique de la croissance avec la protection de l’environnement. On ne pourra pas davantage compter sur le principal adversaire de M. Trudeau, le chef conservateur Andrew Scheer, qui semble vouloir se concentrer sur des questions susceptibles d’élargir sa base électorale, notamment le déficit libéral, les impôts et les méfaits de la taxe sur le carbone.

Mais peut-être est-ce impossible dans un univers électoral coloré par la culture des médias sociaux. On peut se réjouir du fait que Twitter ait doublé la longueur maximale des messages sur son réseau. Mais 280 caractères, c’est encore trop court pour traiter d’enjeux complexes.