Article publié dans l'édition été 2015 de Gestion

Un client paie son repas au restaurant avec sa carte de débit, grâce au terminal de paiement. Un lecteur de La Presse+ consulte son quotidien sur sa tablette électronique. Un automobiliste se rend à destination sans souci en consultant son GPS. Une finissante se choisit une robe de bal dans le confort de son salon en fouinant sur différents magasins en ligne. Qu’ont en commun ces situations ? Chacun des individus interagit avec une interface technologique. Chacun vit une expérience utilisateur. 

Cette expérience s’avère agréable, stressante, pénible, excitante... ou toute cette agitation est rassemblée dans une seule et même visite sur un site Web d’entreprise ! Fascinante palette des réactions humaines devant un écran lumineux. Mais si l’individu, dans son salon, à son bureau ou dans le métro, peut facilement tourner la page d’un effleurement de doigt devant une interface rébarbative et peu avenante, l’entreprise, elle, espère bien éviter les frustrations et préserver des échanges rentables. Elle cherche à retenir ses visiteurs. Encore faut-il qu’elle sache comment.

Dans les laboratoires du Tech3Lab de HEC Montréal, un sujet attend calmement dans un local à l’éclairage tamisé pendant qu’une assistante le prépare à une expérience : pose méthodique d’un filet élastique tissé d’électrodes qui couvrira tout le crâne, en plus de capteurs sur la main et le torse, lecture du protocole, explication des tâches à accomplir sur l’interface utilisée pour l’expérience. Le but ? Mieux comprendre l’expérience utilisateur grâce aux différents outils issus des neurosciences.


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Omniprésence des interfaces

Une étude menée par IDC Research Report1 et parrainée par Facebook sur l’utilisation des téléphones intelligents au quotidien révèle les habitudes fascinantes d’une société en pleine transformation : dans les 15 premières minutes suivant le réveil, quatre propriétaires de téléphones intelligents sur cinq utilisent leur appareil, et 80 % d’entre eux le font avant même de passer aux toilettes ! Chez les 18-24 ans, l’appareil semble être une pure rallonge de leur être, avec plus de la moitié de cette génération branchée qui se réveille pratiquement avec son appareil entre les mains. En 2012, la moitié de la population américaine, soit 155,1 millions de personnes, possédait cet outil technologique permettant d’être branché en permanence par l’usage de messages textes et de courriels, de navigation virtuelle et de socialisation sur les réseaux les plus populaires, et permettant également, pourquoi pas, l’usage quasi démodé du classique appel téléphonique. On estime qu’en 2017, cette proportion frôlera les 70 %. Avec l’utilisation de toutes les autres technologies (guichets automatiques, tablettes électroniques, terminaux de paiement, ordinateurs), l’omniprésence des interfaces n’a de limites que son infinie progression en accéléré.

À l’heure actuelle, et cette tendance s’accélérera de manière exponentielle au cours des prochaines années, nous ne vivons presque uniquement que par les interfaces. Elles s’infiltrent dans tous les recoins de nos vies, les contrôlent ou les facilitent, par une interaction en continu de nos gestes quotidiens liés à la vie personnelle ou professionnelle. La vitesse à laquelle ces engins de plus en plus légers, performants et accessibles entrent dans nos vies augmente, nous exposant par le fait même à un nombre décuplé d’interfaces, et donc, à des expériences diverses lors de ces échanges virtuels. Toute entreprise doit s’adapter à cette réalité pressante afin de proposer des interfaces performantes et faciles d’accès pour ses clients, évidemment, mais également pour ses employés et ses partenaires d’affaires. En bref, la qualité des interfaces devient, pour nombre d’entreprises, un enjeu stratégique.

Chez les jeunes, notamment, les attentes technologiques atteignent des sommets qui causent un vertige à plusieurs employeurs. Avec le naturel d’avoir « baigné dedans » depuis aussi loin qu’elle s’en souvienne, avec des habitudes déjà solidement ancrées d’utilisation personnelle de tablettes et de téléphones intelligents, et avec la pulsion vitale d’être socialement branchée, la génération techno conçoit candidement que les mêmes outils soient aussi faciles d’utilisation au bureau et aussi conviviaux que l’expérience utilisateur sur son dernier iPhone. Parce que c’est sa manière habituelle d’interagir. Devant des applications d’affaires aux interfaces désuètes et dépassées, elle secoue la tête avec horreur. Évidemment, la vague vécue par les entreprises variera selon son domaine d’activité et sera ressentie avec davantage de remous chez celles dont la main-d’œuvre est la plus mobile et en demande. En fait, ce qui importe, et ce sur quoi doivent se concentrer les entreprises, c’est l’idée que l’expérience utilisateur en entreprise joue un rôle grandissant dans le recrutement et la rétention des talents.

L’expérience utilisateur

L’expérience utilisateur, ou UX, est la formulation savante pour définir, selon la norme ISO 9241-2101, la perception et la réponse, tant affective que cognitive, d’un individu résultant de son utilisation ou de l’anticipation de son utilisation d’un produit, d’un système ou d’un service. C’est ici, au carrefour des attentes, de l’anticipation et de l’utilisation, que les chercheurs tentent de comprendre le rôle des émotions et de la cognition dans ce qui forme cette expérience utilisateur.

Comment savoir si l’utilisateur d’une application mobile vit une expérience agréable lorsqu’il l’utilise ? L’analyse de l’expérience utilisateur se base traditionnellement sur la perception consciente de l’utilisateur. Par exemple, l’intervieweur demandera à l’utilisateur de penser à haute voix durant son interaction avec l’interface, ou arrêtera ce dernier à différents moments de son interaction pour lui poser des questions, ou encore lui posera des questions suite à son interaction avec l’interface. Toutes ces méthodes ont leurs forces, mais aussi quelques faiblesses. Ainsi, les deux premières rendent l’interaction moins naturelle, alors que la dernière donne le temps à l’utilisateur d’assimiler son expérience, de la digérer et de la nuancer. À cause de la difficulté que les utilisateurs ont à se souvenir avec exactitude de l’ensemble des problèmes rencontrés durant l’interaction avec l’interface, les biais existent. La mémoire joue souvent des tours !


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Capturer les émotions

Les méthodes provenant des neurosciences permettent de compenser plusieurs faiblesses des méthodes traditionnellement utilisées lors de l’analyse de l’expérience utilisateur. Elles permettent entre autres de mesurer l’expérience utilisateur en temps réel, dans le vif de l’interaction, sans que l’utilisateur ait le temps de rationaliser ou de relativiser l’expérience, et ce, pour saisir chaque parcelle de ce qui se passe et lire les émotions qui surgissent devant l’interface. Des mesures de perception instantanées combinées à des réponses physiologiques établissent avec justesse l’état affectif et cognitif de l’utilisateur.

Capturer l'émotion - Dossier neurosciences, le défi de l'expérience utilisateurPar exemple, l’émotion, souvent furtive, doit être captée à grande vitesse à cause de sa rapide mouvance. Comment capturer une émotion ? Grâce à plusieurs évaluations : par la mesure des expressions faciales au moyen du logiciel FaceReader, qui permet d’interpréter, en s’appuyant sur les travaux du psychologue américain Paul Ekman, l’état du sujet par le mouvement rapide des muscles du visage ainsi que par l’activité électrodermale, captée par des électrodes branchées sur les mains qui réagissent à l’excitation de l’utilisateur. Le fait de croiser ces mesures dévoile des histoires d’expérience utilisateur riches, détaillées, révélatrices. Le défi consiste à enrichir l’étude de l’expérienceutilisateur en combinant plusieurs méthodes existantes. D’ailleurs, les résultats obtenus soutiennent efficacement le développement d’une interface. En effet, ils mettront en évidence les endroits où les utilisateurs vivent un moment agréable ou contrariant, ce qui permettra l’ajustement de l’application. On le sait, l’humain est avant tout un être d’émotions, et celles-ci jouent un rôle fondamental dans la prise de décision.

Une autre technologie utilisée par les chercheurs permet de mesurer l’attention visuelle d’un individu lors de la navigation sur une interface. L’oculométrie enregistre les mouvements oculaires et analyse les images de l’œil captées par une caméra, souvent en lumière infrarouge, et détaille l’attention visuelle d’un individu dans un contexte donné. Un appareil installé sous l’écran capte avec précision le mouvement des yeux et les endroits où se dirige le regard. La somme des données de tous ces regards recueillis dessine une carte de chaleur. Nous avons développé une méthode permettant de croiser ces données oculométriques avec d’autres observations d’expérience utilisateur. Par exemple, lors de l’évaluation de l’expérience utilisateur du nouveau site transactionnel d’IGA, il a été possible de croiser des données oculométriques avec les réactions émotionnelles des participants lors de leur navigation. Les résultats montraient, entre autres, les endroits où les participants réagissaient avec le plus de plaisir sur le site. Dans ce cas, en plus d’obtenir une évaluation de son site Web en développement avec des méthodes traditionnelles, Sobeys a pu compter sur l’apport unique des méthodes des neurosciences pour prendre des décisions éclairées dans le développement de sa nouvelle interface.

Plusieurs entreprises ont commencé à profiter des avancées de l’analyse de l’expérience utilisateur grâce aux neurosciences. Le cas présenté dans l'article La Presse+ - L'audace des pionniers illustre d’ailleurs l’expérience du quotidien La Presse, qui a cherché à réinventer l’expérience utilisateur ainsi que son modèle publicitaire avec le développement de son application La Presse+.

Contribution des interfaces à la fidélisation des clients

Toute entreprise rêve de s’attacher sa clientèle de façon durable et de détourner le consommateur de la concurrence. Elle désire rendre l’expérience utilisateur si unique que le consommateur reviendrait sans même penser à se diriger ailleurs. C’est en mesurant l’activité du cerveau, là où l’humain est programmé pour sauver sa peau en minimisant les pertes d’énergie, que la compréhension du processus d’apprentissage et du développement d’automatismes sert la création d’interfaces accrocheuses.

Rappelez-vous cette scène du célèbre film Pretty Woman, où la courtisane de Beverly Hills, incarnée par la délicieuse Julia Roberts, vit sa première expérience d’un restaurant de grande classe. Habituée à fréquenter les McDonald’s et autres fast foods, la jeune femme en perd tous ses repères. Dans cet endroit chic où tout est différent de ce qu’elle a vécu jusque-là, chaque nouveau stimulus doit être appris, pratiqué, encodé, avant de devenir un geste automatique.

Lecture des émotions faciales durant la navigation sur un site Web - Dossier neurosciences, experience utilisateur

Lecture des émotions faciales durant la navigation sur un site Web


Les expériences menées auprès de participants qui devaient effectuer des achats de musique en ligne sur différents sites2 ont permis de mesurer, par électroencéphalogramme, ces réseaux d’apprentissage et cette capacité du cerveau, par usage répété, d’automatiser certains gestes afin d’alléger le processus cognitif. Grâce au phénomène du « verrouillage cognitif » ou « lock-in », qui décrit un type de loyauté particulière qui apparaît lorsqu’un individu gagne à adopter un environnement auquel il est désormais habitué au lieu de se tourner vers une nouvelle expérience exigeante en apprentissage, le pouvoir de l’automatisation dans l’expérience utilisateur a été mis en évidence. En observant le comportement des participants lors de leurs visites répétées sur un même site de musique, les chercheurs ont noté une courbe d’apprentissage. On s’en doute, l’interaction renouvelée avec un même site favorise certains automatismes facilitant l’expérience utilisateur, motivant d’autant un utilisateur à y revenir encore et encore.

Il semblerait que ce n’est qu’à partir de la troisième visite qu’un utilisateur soit réellement à l’aise sur un site Web. Il s’agit d’observations fondamentales pour les entreprises qui décident de remodeler ou d’améliorer leur site Internet en vue de fidéliser les visiteurs, car cela a un impact stratégique réel. Ainsi, la décision d’une refonte complète dans l’objectif de se distinguer risque de rebuter l’utilisateur, qui en perdra ses repères et ne pourra plus s’appuyer sur ses compétences développées auparavant sur le site. Par ailleurs, l’option d’une interface similaire à celle de la concurrence sera facile d’accès, mais peu rentable du point de vue de la différenciation et de la fidélisation à long terme. Les entreprises peuvent néanmoins contourner ces écueils en incitant le visiteur à revenir au moins à trois reprises, après quoi il aura acquis les réflexes utiles à l’expérience de cette interface particulière, par exemple en offrant un rabais sur les trois premières transactions. Des moyens simples et efficaces pour motiver le client devant les efforts nécessaires à l’apprentissage.

Développement agile et neurosciences

Avec des revenus de 50 milliards de dollars par année, l’industrie canadienne du logiciel offre des solutions dans de nombreux domaines, dont ceux des logiciels d’application pour entreprise, de la technologie mobile ou des jeux vidéo. Mais pour maintenir leur leadership, les entreprises canadiennes du logiciel doivent constamment s’efforcer d’améliorer l’expérience utilisateur, de la mener, autant que possible, au-delà des bénéfices d’un service en face à face. L’interface doit être conçue pour un échange agréable ainsi que simple d’approche, et être apte à répondre à des besoins particuliers (la clientèle âgée, par exemple). Pensons-y, le défi est de taille.

Dans cet univers virtuel en expansion rapide, le développement d’interfaces s’inspire évidemment des créateurs de logiciels qui, plus que jamais, se tournent vers le développement agile. Cette approche favorise des interactions fréquentes et régulières avec le client, forçant ce dernier à détailler ses besoins et à prioriser ses objectifs. Ici, ce ne sont plus les processus linéaires qui mènent le jeu, mais bien une créativité décuplée par le dynamisme et les échanges constants inhérents à ce fonctionnement. Enraciné dans une finalité utilitaire et foncièrement concrète, ramenant constamment en avant les besoins du client, le développement agile vise à concevoir des technologies fonctionnelles, accessibles et conviviales. Le cycle de développement s’accélère, avec comme moteur des cycles d’environ deux semaines où une version fonctionnelle du produit est proposée, puis ajustée de nouveau, encore et encore, jusqu’à une version finale taillée sur mesure.

Si ce modèle convient parfaitement au développement des interfaces, il exige toutefois une analyse rapide et efficace de l’expérience utilisateur. L’analyse de l’expérience utilisateur doit suivre le tempo, et c’est à ce décodage complexe accéléré, qui ne doit pourtant rien perdre de sa richesse, que s’appliquent les avancées des neurosciences en gestion des technologies de l’information. Les sprints de développement étant de deux semaines, l’analyse de l’expérience utilisateur doit suivre ce rythme. Grâce à une méthode de mesures combinées alliant les outils de neurosciences à la fine pointe de la technologie, des techniques de plus en plus raffinées se développent et permettent de s’insérer dans les cycles de développement agile.

L’ajout des méthodes provenant des neurosciences aux méthodes traditionnellement utilisées dans l’analyse de l’expérience utilisateur permet d’atteindre des niveaux d’analyse qui profitent aux entreprises désireuses de développer et de proposer des interfaces plus performantes et mieux adaptées à ce que recherchent aujourd’hui les utilisateurs. Prêts à faire le saut ?

*Article écrit en collaboration avec Claudine Auger, journaliste et rédactrice


Notes

1 « Always Connected : How Smartphones and Social Keep Us Engaged », Rapport de recherche d’IDC commandité par Facebook, 2013.

2 Sénécal, S., et al, 2015, « Consumers’ Cognitive Lock-in on Websites : Evidence from a Neurophysiological Study », Journal of Internet Commerce.