La révolution numérique a causé bien des surprises dans plusieurs secteurs d’activité en bousculant les chaînes de valeur. Le domaine des voyages a vu apparaître Expedia et Kayak, les agences immobilières ont dû faire place à DuProprio et l’industrie du taxi doit aujourd’hui composer avec Uber. Au moment de programmer des campagnes publicitaires en ligne, ce sont les achats programmatiques qui provoquent les bouleversements les plus profonds dans le monde des médias. Explication d’un phénomène qui prend de l’ampleur.

Evolution des achats programmatiques au Canada entre 2014 et 2018

Evolution des achats programmatiques au Canada entre 2014 et 2018

Inexistants avant 2012, les achats programmatiques représentent désormais environ 65 % des achats médias numériques au Canada, et on prévoit qu’ils frôleront les 75 % en 2018 (voir tableau ci-contre).

Avant la programmatique

Il y a quelques années (et aujourd’hui encore), lorsqu’on voulait acheter des bandeaux publicitaires ou faire d’autres types de placements médias chez certains éditeurs, on devait communiquer avec des représentants. On négociait alors des blocs d’impression publicitaire selon la marque médiatique (exemples : Châtelaine, La Presse ou TVA) ou par environnement spécifique (cahier, section, etc.). Une fois qu’on s’était entendu avec le représentant sur le prix à payer par bloc de milliers d’exemplaires, on signait un contrat et on exécutait la campagne en livrant les exemplaires imprimés promis.

Cette approche est très fortement inspirée du domaine des produits publicitaires dans le monde de l’imprimé. L’inconvénient majeur, c’est qu’on doit payer pour l’ensemble des lecteurs de la section ou de la marque média retenue, peu importe leur âge, leur sexe, leurs centres d’intérêt ou leurs types de comportement.

Ce que la programmatique permet

L'achat programmatique : une définition

L'achat programmatique : une définition

L’achat programmatique est avant toute chose une nouvelle manière d’envisager une transaction commerciale entre un acheteur et un vendeur de publicité. Il s’agit de mettre en relation un acheteur et un vendeur en temps réel au moyen de technologies sur des places de marché qui peuvent être ouvertes ou contraintes (open ad exchange, private ad exchange). Le mode d’achat le plus courant est la mise aux enchères en temps réel (RTB) de chaque élément publicitaire d’un site ou d’une application, qu’il s’agisse de formats standards ou de vidéos

La méthode traditionnelle des achats médias oblige à faire un assortiment plus petit de marques médias, de sites, d’applications ou d’environnements dans lesquels on peut présenter les publicités, non seulement en raison du plus faible taux d’efficacité mais aussi à cause de la lourdeur du processus de négociation des contrats.

C’est l’inverse en programmatique. Par exemple, un annonceur qui voudrait présenter ses publicités à des gens qui visiteront Montréal cet été pourrait atteindre des dizaines de milliers de personnes provenant de dizaines de villes dans le monde choisies à la pièce, et ce, uniquement si ces personnes avaient effectivement acheté un billet d’avion qui « confirmerait » leur possibilité de voir ces messages publicitaires.

Évidemment, ce type de ciblage accroît la performance des campagnes, en particulier dans un contexte où l’objectif est un geste concret comme un achat en ligne.

L’achat programmatique est avant toute chose une nouvelle manière d’envisager une transaction commerciale entre un acheteur et un vendeur de publicité. Il s’agit de mettre en relation un acheteur et un vendeur en temps réel au moyen de technologies sur des places de marché qui peuvent être ouvertes ou contraintes (open ad exchange, private ad exchange). Le mode d’achat le plus courant est la mise aux enchères en temps réel (RTB) de chaque élément publicitaire d’un site ou d’une application, qu’il s’agisse de formats standards ou de vidéos1.

Comment est-ce possible ?

Les changements qui ont fortement contribué à l’implantation de la programmatique dans la chaîne de valeur de l’industrie publicitaire sont les suivants :

Transparence des inventaires

Tout ceci a débuté avec les inventaires d’invendus chez les éditeurs. Afin de les liquider plus facilement, ceux-ci se sont regroupés et ont créé des « places de marché » (ad exchanges), grâce auxquelles les annonceurs peuvent acheter ces inventaires à rabais. C’est par enchères automatisées que les transactions se déroulent. Les éditeurs et les ad exchangers désirant se distinguer ont affiné leurs techniques pour choisir et acheter uniquement certains inventaires d’espaces publicitaires. Par exemple, ils ont eu recours à des critères comportementaux (sections et contenus consultés, fiches de produits, etc.) ou démographiques, ce qui est évidemment très intéressant pour les annonceurs. Ces ad exchanges sont rapidement devenus les nouveaux réseaux publicitaires.

Économies potentielles pour les éditeurs

Dans certains grands médias, on a vite compris qu’il y avait d’importantes économies potentielles. En automatisant le processus d’achat des inventaires numériques, on peut ainsi rationaliser de façon appréciable les postes de vendeurs. Le New York Times, par exemple, a annoncé il y a plusieurs années déjà que les achats de bandeaux simples sur ses sites et ses applications seraient dorénavant possibles uniquement en mode programmatique, question de concentrer les efforts de son équipe des ventes réduite sur les grands partenariats et sur les contrats plus complexes et plus payants. Les économies ainsi réalisées permettent notamment d’investir en technologie pour distribuer l’inventaire de manière plus automatisée.

Données d’audience

Si on peut présenter certaines publicités exclusivement aux personnes qui ont acheté un billet d’avion, c’est que, dans les ad exchanges, on peut également « louer » des données d’entreprises spécialisées dans leur collecte. Prenons le site TripAdvisor : c’est exactement son modèle d’affaires, c’est-à-dire la monétisation des données concernant la planification des voyages d’à peu près tous les utilisateurs d’Internet sur la planète.

La programmatique permet aux annonceurs de louer un espace publicitaire et de combiner un achat de données dans une seule et même transaction, et ce, presque en temps réel. C’est la possibilité la plus intéressante pour eux.

Également, la programmatique démocratise l’accès aux grandes propriétés médias pour les plus petits annonceurs. En pouvant acheter seulement les exemplaires imprimés présentés à des clients sélectionnés de manière quasi chirurgicale, les petits annonceurs peuvent investir dans des programmes à coût raisonnable dans les pages (ou les pixels) des grandes marques médias.

Baisse de revenus et perte de contrôle pour les éditeurs

Si des éditeurs ont vu la possibilité de se reconfigurer et d’automatiser certaines façons de faire, d’autres ont choisi de résister aux forces en présence. Ils ont plutôt choisi de conserver leur force de vente et d’investir moins dans leur offre programmatique. Le résultat aujourd’hui est un cercle vicieux créé par un déficit de revenus programmatiques ainsi qu’une baisse d’intérêt pour le canal vers lequel le marché se dirige à toute vitesse.

Puisque la plus grande part des achats est dorénavant exécutée en programmatique, leurs revenus numériques augmentent bien moins vite que l’effritement de leurs revenus traditionnels.

Finalement, pendant que les éditeurs résistent, de nouveaux intermédiaires apparaissent dans l’écosystème pour combler les manques. Ils s’approprient une partie des revenus en vendant des données, des solutions technologiques, des accès aux ad exchanges ainsi que des outils de mesure et d’optimisation.

La puissance de Google et de Facebook

Au fond, les rois de la programmatique, c’est le quasi-duopole de Facebook et Google. Si la programmatique ouvre les inventaires et les rend en grande partie publics et accessibles à tous les annonceurs, Google et Facebook sont à ce point prédominants qu’ils se permettent de retirer leur offre des ad exchanges.

Il y a quelques mois encore, on pouvait acheter des données auprès de n’importe quel fournisseur et les combiner avec un achat de bandeau publicitaire sur Facebook. Aujourd’hui, toutefois, Facebook interdit cette façon de procéder. Les fournisseurs veulent être les distributeurs exclusifs de leurs données : ceci permet de maintenir les prix – et donc les revenus – plus élevés. Google fonctionne exactement de la même façon.

Transparence et revenus des agences

Les grands groupes internationaux d’agences publicitaires utilisent donc la programmatique comme nouvel outil pour engranger les profits. Ils ont tous ouvert des bureaux de vente qui effectuent les achats médias de manière consolidée et les revendent ensuite aux agences de la famille. Ce nouvel intermédiaire permet de contrôler les marges prises sur les achats médias dans les ad exchanges programmatiques. Depuis 2012, les frais de gestion des campagnes médias facturés aux clients sont passés d’une moyenne de 15 % à seulement 2 ou 3 %, ce qui devrait théoriquement réduire les revenus.

Par contre, leurs profits et leur valeur sur le marché n’ont jamais été aussi élevés. Le cours comparatif de l’action des six plus grands regroupements d’agences dans le monde, soit WPP, Dentsu, IPG, Omnicom, Publicis et Havas Media, sont ainsi en croissance depuis 2012.

La programmatique est donc un phénomène qui bouleverse grandement cet immense secteur d’activité qu’est l’industrie des médias.

Et l’avenir ?


Il est assez simple et très proche de nous. À peu près tous les placements médias, y compris à la télé, à la radio et sur les grands panneaux publicitaires, seront à terme vendus en mode programmatique.

On peut déjà acheter plusieurs formes de publicité radio de cette façon : il suffit de songer à Spotify ou encore aux radios traditionnelles par le truchement de plateformes comme iHeartRadio. La publicité télé est elle aussi déjà négociable en mode programmatique aux États-Unis. On peut par exemple acheter l’espace publicitaire pour un code postal précis dans quelques mois ou quelques années, foyer par foyer, selon les comportements observés.

Plus près de chez nous, les choses s’organisent aussi : une partie de l’inventaire des panneaux publicitaires de Newad au Canada est désormais programmatique. Dans peu de temps, on pourra changer l’annonce affichée en fonction des téléphones intelligents (et des données qu’ils contiennent) qui se trouveront devant ces panneaux.

Les annonceurs et les éditeurs devront se positionner de façon avantageuse dans cet écosystème en constante évolution, qui n’a pas fini de créer et de détruire des modèles d’affaires. À suivre…


Note

1 Yannick Lacombe, directeur de la stratégie et de la transformation numérique, France Télévision Publicité.