Article publié dans l'édition été 2015 de Gestion

En avril 2013, le quotidien La Presse prenait un pari des plus audacieux. Après trois ans de recherche et développement et un investissement de 40 millions de dollars, l'éditeur lançait La Presse+, une édition numérique alors non seulement exclusive à la tablette Ipad, mais aussi offerte gratuitement. Un saut qui demandait du courage à une époque où encore aucun quotidien n'avait vraiment trouvé un modèle d'affaires numérique viable. Bienvenue dans l'univers d'une entreprise créative, novatrice et toujours pionnière malgré ses 130 ans.

Cet article est le premier de deux consacrés à La Presse+.

La Presse cherchait à se distinguer des autres médias papier qui avaient migré sur Internet en offrant une expérience somme toute assez banale, du genre un PDF de l’exemplaire papier dont la seule interactivité consistait à faire tourner les pages d’un clic. « Pour réussir à faire vivre une expérience utilisateur unique et novatrice à nos lecteurs, nous avons donc décidé de miser massivement sur la recherche et développement », rappelle Pierre Arthur, directeur principal de la recherche et du marketing à La Presse.


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Cet investissement semble d’ailleurs avoir porté ses fruits puisque La Presse+ ne cesse de gagner des adeptes depuis son lancement. À preuve, l’année 2014 a connu une augmentation constante de son lectorat de 45 % pour atteindre aujourd’hui plus de 438 3721lecteurs-tablette en moyenne chaque semaine. Cette progression est due en partie au lancement de La Presse+ sur certaines tablettes Android en avril 2014. L’engagement des lecteurs est aussi au rendez-vous avec des temps de lecture moyens d’une quarantaine de minutes les jours de semaine et d’environ une heure le samedi.

Oser le changement

« Nous faisions face à plusieurs enjeux majeurs. Notamment, nous devions renouveler notre bassin de lecteurs, et ce, dans un contexte où les plus jeunes générations non seulement délaissent le papier, mais ne veulent pas payer pour du contenu, explique Pierre Arthur. Pour s’en convaincre, nous n’avons qu’à observer les changements majeurs qui s’opèrent dans l’industrie de la musique, du cinéma et de la télévision. Si nous voulions rajeunir le lectorat de La Presse, il nous fallait donc éliminer le plus de barrières possible à l’entrée. Il est clair que des frais d’abonnement auraient alors constitué un véritable frein à l’adoption de La Presse+. »

Ce pari semble d’ailleurs en voie d’être remporté, puisque selon un récent sondage CROP2, 65 % des lecteurs de La Presse+ seraient aujourd’hui âgés de 25 à 54 ans, 27 % détiendraient un diplôme universitaire et 44 % disposeraient d’un revenu familial supérieur à 100 000 $. De quoi plaire aux annonceurs qui représentent la seule source de revenus de La Presse+.

Autre enjeu de taille : quiconque observe l’industrie des quotidiens aujourd’hui réalise rapidement qu’aucune entreprise ne peut survivre à long terme en livrant un produit pour un peu plus d’un dollar chaque jour, avant 6 h le matin, à plus de 100 000 domiciles sur un territoire aussi vaste que le Québec comme le fait La Presse. Déjà, ce modèle économique était largement dépassé et par surcroît, de moins en moins viable avec les coûts du papier et de l’impression qui ne cessent de croître. En s’évitant tous ces coûts, qui génèrent peu de valeur pour le lecteur, La Presse+ devrait avoir un avenir économique plus prometteur.

Assurer la survie d’un média de masse représente un important défi. En optant pour la gratuité, La Presse mettait plus de chances de son côté. Cette masse de lecteurs allait par la suite devenir le pilier d’une stratégie publicitaire basée sur la pertinence. Cette stratégie semble d’ailleurs bien fonctionner, puisque à peine deux ans après son lancement, La Presse+ génère déjà près de 60 % des revenus publicitaires totaux de l’entreprise.

« Lorsque Guy Crevier, notre président et éditeur, est arrivé à La Presse, il a insufflé une nouvelle vision à l’entreprise : créer des contenus d’information riches et diversifiés qui ont une valeur ajoutée tant pour les lecteurs que pour les partenaires d’affaires, rapporte le directeur principal de la recherche et du marketing. Le développement de La Presse+ s’inscrit directement dans cette vision où la gratuité représentait à la fois une opportunité et une nécessité. »

Raconter différemment

Un virage de cette envergure ne se prend évidemment pas sans devoir revoir en profondeur ses façons de faire. « Lorsque nous avons amorcé le développement de La Presse+, des tests effectués auprès d’utilisateurs potentiels nous ont confirmé que les lecteurs préféraient plutôt accéder à une information segmentée et présentée sous diverses formes : textes, galeries de photos, vidéos, graphiques, cartes interactives, etc., explique Pierre Arthur. Ainsi, selon le temps dont ils disposent, certains veulent seulement prendre connaissance de l’actualité en surfant d’un grand titre à l’autre, alors que d’autres désirent approfondir leurs connaissances sur un sujet en lisant l’ensemble d’un dossier. En fait, nos lecteurs veulent prendre le contrôle de leur consommation d’information, et l’avènement de cette nouvelle technologie leur donne le pouvoir de le faire. C’est ce que nous avons cherché à intégrer dans le renouvellement de notre “storytelling” en l’adaptant au potentiel de la tablette ».


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Si bien qu’aujourd’hui, bien qu’elles fassent les mêmes démarches de recherche qu’auparavant, les équipes de rédaction de La Presse pensent d’abord leurs histoires en fonction de la version tablette et non plus papier. « Dès le début d’un reportage, nos journalistes se demandent comment ils vont raconter leur récit, quels éléments graphiques ils vont y intégrer, quels outils interactifs et multimédias seraient les plus percutants pour transmettre leurs messages : carte interactive, vidéo, galerie de photos, etc. », précise Pierre Arthur. Et cette innovation se manifeste tant du côté rédactionnel que publicitaire, certaines sections ayant d’ailleurs été complètement revues, et certaines pratiques non alignées sur les objectifs ayant été abandonnées.

Vente des quotidiens régionaux : une transaction qui donne le ton

En mars dernier, le groupe Gesca a vendu ses six quotidiens régionaux – Le Soleil, Le Droit, Le Quotidien, Le Nouvelliste, La Tribune et La Voix de l’Est – à un nouveau groupe de presse, Groupe Capitales Médias, appartenant à l’ancien ministre libéral Martin Cauchon. Lors de l’annonce de cette transaction, le président de Gesca et éditeur de La Presse, Guy Crevier, a déclaré : « Nous avons pris la décision de nous départir de notre filiale des quotidiens régionaux pour nous concentrer sur le développement de La Presse+, dont les résultats sont prometteurs, et sur la commercialisation de la plateforme numérique auprès de groupes de presse internationaux. Cette transaction est positive pour les deux parties, car elle permettra tant à La Presse qu’à l’acquéreur de poursuivre leurs objectifs respectifs. »

Par cette vente, Gesca lance un message clair : plus que jamais, l’éditeur misera sur La Presse+ pour rejoindre les Québécois.

Un succès qui inspire

Ces efforts ne sont toutefois pas passés inaperçus : La Presse+ a été maintes fois récompensée pour sa qualité exceptionnelle et son caractère innovateur, tant par l’industrie numérique que médiatique. Son succès est à ce point inspirant que plusieurs groupes de presse se sont montrés intéressés par l’acquisition de la nouvelle technologie développée par l’éditeur.

À ce chapitre, La Presse a conclu en 2014 une entente de principe avec le Toronto Star afin de développer une édition numérique pour tablette basée sur la plateforme technologique de La Presse+, dont le lancement est prévu pour l’automne prochain. En parallèle, La Presse poursuit ses démarches pour commercialiser sa plateforme auprès d’autres groupes de presse.

Finalement, La Presse+ semble susciter un véritable enthousiasme chez les annonceurs, qui ont rapidement adopté cette nouvelle façon d’interagir avec leurs publics cibles. Ainsi, toutes les conditions semblent réunies pour que La Presse remporte son pari : faire de La Presse+ le vaisseau amiral de tout son écosystème d’information.

À suivre : La Presse+, pour donner des arguments scientifiques à la stratégie publicitaire


Notes

1 Estimation basée sur le nombre de tablettes uniques ayant ouvert au moins une des éditions, dans la semaine du 5 au 11 janvier 2015 (Localytics, cumul hebdomadaire moyen de 292 248 tablettes, multiplié par le coefficient de 1,5 lecteur par tablette - CROP, juin 2014).

2 Étude sur La Presse+ (CROP) juin 2014, 4 343 répondants au Québec. Base : lecteurs-tablette hebdomadaires La Presse+ (n = 1 444).