Le marketing peut-il aider à mieux prévenir la polarisation et la radicalisation? Cette question intrigante fait l’objet d’un récent numéro spécial du Journal of Public Policy & Marketing codirigé par un professeur et une chargée de cours de HEC Montréal.

L’époque est à la polarisation. La géopolitique mondiale avance au rythme de la rivalité entre le camp des démocraties libérales et celui des autocraties. Le tissu social se fracture quant à lui au sein même des pays, notamment entre les partisans du libéralisme et les apôtres d’un conservatisme de plus en plus radical.

Les médias sociaux se trouvent à l’avant-scène de ces déchirements, à la fois comme théâtres (et parfois comme moteurs) des affrontements et en tant que lieux de radicalisation. «C’est le point commun entre tous les articles du numéro spécial, indique Yany Grégoire, professeur titulaire au Département de marketing de HEC Montréal et codirecteur du numéro spécial de cette revue scientifique. Les gens ont accès à des médias de masse qui diffusent des pensées marginales et disposent aussi de plateformes puissantes pour disséminer leurs idées et leurs opinions.»

Cela devrait à première vue en faire un champ d’exploration naturel pour les chercheurs en marketing, qui s’intéressent depuis longtemps à la communication et aux médias sociaux. «Pourtant, on trouve très peu de recherches dans ce domaine sur la polarisation et la radicalisation», souligne Marie Louise Radanielina-Hita, chargée de cours à HEC Montréal et codirectrice de ce numéro du Journal of Public Policy & Marketing.

Les travaux qu’elle a menés avec Yany Grégoire cherchent d’abord à mieux comprendre de quelle façon les organismes qui œuvrent à la désinformation ou à la radicalisation en ligne fonctionnent. Comment certaines personnes en arrivent-elles à croire dur comme fer que la Terre est plate, que les vaccins sont dangereux ou que des enfants sont retenus comme esclaves sexuels dans une pizzeria liée au Parti démocrate?

«Dire que ces gens sont des êtres crédules qui croient n’importe quoi ne nous avance pas tellement, fait remarquer Yany Grégoire. Des mécanismes complexes sont à l’œuvre et nous devons mieux les comprendre. Cette connaissance aidera par la suite à développer des solutions plus efficaces pour combattre la polarisation et la radicalisation.»

Combat identitaire

Pour éclaircir ces mécanismes, les chercheurs Carlos Diaz Ruiz (de l’École d’économie Hanken, en Finlande) et Tomas Nilsson (de l’Université Linnæus, en Suède) se sont intéressés à un canal de YouTube qui se consacre entièrement à la croyance selon laquelle la Terre serait plate.

Ils ont identifié deux étapes dans l’adoption de cette croyance. La première est celle de l’ensemencement. C’est le moment où des acteurs mal intentionnés disséminent des informations ou des théories qu’ils savent souvent fausses. C’est ce qu’on assimile à la désinformation. La seconde étape est celle de l’écho, c’est-à-dire la circulation de ces informations dans des systèmes fermés aux opinions contraires (les chambres d’écho) et leur adoption par des gens qui en font des convictions profondes.

«On comprend aisément comment l’ensemencement fonctionne, mais c’est plus difficile de saisir pourquoi des gens croient aussi farouchement en ces théories», explique Carlos Diaz Ruiz. Pour en arriver à une meilleure compréhension, on doit convenir de deux idées. D’abord, les faits comptent assez peu. Les adeptes de ces théories en font une question de foi et d’identité, et non de science. Par ailleurs, les personnes qui croient que la Terre est plate ne forment pas un groupe unifié, mais plutôt une courtepointe de sous-groupes et de factions qui n’ont en commun que leur opposition à ceux et celles qui les contredisent.

«La théorie de la Terre plate s’inscrit au cœur d’autres rivalités, notamment dans les guerres culturelles entre les conservateurs religieux et les progressistes séculiers», explique le chercheur. Cela n’est pas étonnant. Le retour de l’idée de Terre plate est généralement attribué au Britannique Samuel Rowbotham (1816-1884), qui qualifiait la physique newtonienne de conspiration pour remplacer la religion. Aux États-Unis, le fondateur de The International Flat Earth Research Society, Charles K. Johnson (1924-2001), se présentait comme un résistant face aux personnes qui souhaitent troquer les traditions religieuses contre la science.

L’une des trois catégories d’arguments recensés sur YouTube par Diaz Ruiz et Nilsson postule justement l’idée qu’une lecture littérale de la Bible enseigne que la Terre est plate et que cette parole est indiscutable. Une deuxième catégorie d’arguments va plus loin : elle soutient que la connaissance est un pouvoir et que les gens qui la détiennent tentent de la garder pour eux. Ainsi, des élites conspireraient depuis des siècles pour cacher aux masses que la Terre est plate. Elles mentiraient aussi, entre autres, au sujet des voyages sur la Lune et des attentats du 11 septembre (qui auraient été fomentés par ces élites).

Une troisième catégorie d’arguments, un empirisme naïf, affirme simplement qu’on peut aisément réaliser des expériences qui prouvent que la Terre est plate. On se trouve ici dans la même veine que le fameux «faites vos recherches» employé par les complotistes de tout genre.

«Tous ces argumentaires partagent un point en commun : ils placent la théorie de la Terre plate au cœur de controverses et de luttes identitaires beaucoup plus larges et se nourrissent de la perte de confiance dans les institutions, notamment politiques et médiatiques», explique Carlos Diaz Ruiz. 

La parole des entreprises

Cette méfiance envers les institutions pousse les gens à chercher non seulement d’autres sources d’information, mais aussi de nouvelles forces pour les représenter politiquement. Ainsi, des pans de plus en plus importants de la population s’attendent à ce que les entreprises et leurs dirigeants prennent position sur des sujets sociétaux et même politiques.

Le Baromètre de confiance Edelman 2022 indiquait que 78% des Canadiens estiment que les dirigeants d’entreprise devraient se prononcer sur les politiques publiques ou le travail fait par leur entreprise pour le bien de la société. Par ailleurs, plus de la moitié de la population canadienne affirme qu’elle achète des produits ou soutient une marque en fonction de ses croyances et de ses valeurs.

Un texte du numéro rédigé par quatre chercheurs américains s’intéresse à l’incidence sur les entreprises de ces prises de position publiques. Ce quatuor tente notamment de mieux tracer la ligne entre la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et le plaidoyer politique des entreprises (PPE), tout en admettant qu’il est impossible d’établir une frontière absolument étanche entre les deux. 

«Lorsqu’une entreprise communique les gestes qu’elle pose pour, par exemple, réduire son empreinte carbone, elle fait plutôt de la RSE; mais si elle prend position pour ou contre l’avortement ou l’immigration, elle tombe nettement dans le PPE», illustre T. J. Weber, professeur adjoint de marketing à l’Université d’État polytechnique de Californie.

Les travaux des quatre chercheurs semblent démontrer que si la RSE génère plus de sentiments positifs sur les médias sociaux, le PPE, lui, produit plus de mécontentement. «Plus controversées par leur nature même, les positions politiques prises par les entreprises engendrent des réactions plus négatives et plus polarisées parmi les consommateurs», indique Jeff Joireman, professeur de marketing à l’Université d’État de Washington. Elles sont donc plus susceptibles d’affecter l’opinion que les consommateurs ont de la marque.

L’article présente une autre découverte fort intéressante. «Les réactions polarisées envers le PPE sont plus fortes chez les consommateurs qui ont l’impression de ne pas avoir beaucoup d’emprise sur la politique», souligne T. J. Weber.

Ainsi, les citoyens qui ne se sentent pas écoutés ou représentés par les «élites» qui les gouvernent peuvent souhaiter que les entreprises prennent le relais et véhiculent leurs idées, puisqu’elles détiennent un réel pouvoir d’influence. À l’inverse, ceux qui jugent que les entreprises effectuent trop de lobbyisme et ont une incidence politique démesurée par rapport à la leur s’offusquent peut-être de les voir entrer dans l’arène politique.

«C’est compliqué pour les entreprises, car elles peuvent être critiquées si elles ne disent rien sur un sujet ou, au contraire, payer un prix fort pour s’être exprimées», fait valoir Jeff Joireman. Ces travaux montrent aussi que les entreprises peuvent elles-mêmes contribuer à la polarisation de la société en prenant position sur des sujets controversés.

Intervenir efficacement

Le numéro spécial du Journal of Public Policy & Marketing comporte plusieurs autres textes qui portent sur la désinformation et le complotisme, la violence et le terrorisme, la discrimination et le racisme ou encore la perte de confiance dans les institutions et le rôle des entreprises. Ils convergent tous vers une volonté de créer de nouvelles connaissances pour aider à contrer la polarisation et la radicalisation.

«Au départ, ces deux phénomènes étaient presque uniquement étudiés sous l’angle du djihadisme, mais on voit qu’ils sont beaucoup plus larges que cela et qu’ils affectent profondément nos sociétés», soutient Marie Louise Radanielina-Hita.

La désinformation peut en effet mener à la violence. Dans un des articles[1], Rebecca Frazer, candidate au doctorat en communication à l’Université d’État de l’Ohio, présente cinq mécanismes qui amènent certaines personnes à se sentir justifiées d’utiliser la violence contre d’autres citoyens ou contre l’État : la justification morale, le déplacement de responsabilité, la déshumanisation des victimes, l’attribution du blâme aux victimes et, enfin, l’humanisation des gens qui commettent des actes violents. Cette approche est employée systématiquement dans le marketing djihadiste depuis longtemps; pour la défaire, on doit donc développer une approche d’engagement moral qui contre ces arguments.

Yany Grégoire rappelle que les médias sociaux sont les vecteurs principaux de presque tous les mécanismes de désinformation, de polarisation, de radicalisation et de justification de la violence qui sont décrits dans le numéro spécial de cette revue. «Pour contrer cela, on ne doit pas seulement censurer ou tenter de contrôler les plateformes, affirme-t-il. On doit surtout enseigner très tôt aux gens à développer une pensée critique par rapport à ces médias et une compréhension plus fine de ce qu’on y trouve.»

Par ailleurs, il demeure très difficile de convaincre des personnes qui croient en ces théories – ou qui sont susceptibles de les adopter – si on n’est pas membre de leur communauté de croyances ou identitaire. Un exemple précis : si on croit que les médias de masse font partie d’un complot pour nous tromper, ils auront beau publier la meilleure vérification de faits qui soit, ils ne nous convaincront pas.

«Ce qui compte, c’est surtout la légitimité de celui qui porte le message auprès des populations visées, parce qu’au cœur du problème, on trouve justement une méfiance envers les institutions et les gens qui ne partagent pas la même identité et les mêmes croyances que soi», conclut Yany Grégoire.

Article publié dans l’édition Automne 2023 de Gestion


Note

[1] Frazer, R., «Marketing against extremism: Identifying and responding to moral disengagement cues in islamic state terrorist propaganda», Journal of Public Policy & Marketing, vol. 42, n° 1, janvier 2023, p. 36-55.