Le retour au bureau, souvent sous un modèle hybride d’organisation du travail, est loin d’être simple. Il révèle l’ambivalence de nombreux employés qui souhaitent reprendre une vie professionnelle plus riche, notamment en retrouvant leurs collègues et une vie d’équipe… mais pas à n’importe quel prix.

Alors que se multiplient les conférences sur les stratégies à mettre en place pour redonner aux employés l’envie de retourner au bureau, il nous semble qu’il faut plutôt nous pencher sur l’attractivité même des milieux de travail – qu’ils soient fréquentés en présentiel ou à distance – et sur les nouveaux leviers de la mobilisation à mettre en place, notamment en misant sur l’équipe et le travail collaboratif.

Le début de la pandémie a pris les organisations de court : il a entraîné un recours brutal au télétravail, pour lequel elles n’étaient pas préparées, pas plus que leurs employés… même si ceux-ci étaient nombreux à le souhaiter.

Passé le cap de la désorganisation initiale, et après une courbe d’apprentissage somme toute rapide, le travail à distance a montré plusieurs avantages sur les plans de la productivité et de la conciliation travail-famille qui l’ont globalement emporté sur l’isolement et l’exigence de journées entières passées derrière un écran propre aux télétravailleurs.

Cela s’est cependant fait au prix d’une incidence considérable sur la charge mentale des gens. Les sondages réguliers que nous réalisons auprès de gestionnaires, dans des milieux de travail très variés, témoignent en effet d’une nette dégradation, depuis l’automne dernier, de leur perception des émotions les plus présentes chez leurs employés, de leur niveau d’énergie et de leurs préoccupations. Depuis quelques semaines, les mots et expressions qui reviennent le plus souvent sont les suivants : «stress», «essoufflement», «charge de travail», «anxiété», «frustration», «multiples priorités», «découragement», «absence de vision» et «énergie faible ou moyenne».

Se pourrait-il que ces résultats soient la conséquence d’un clivage – qui s’est opéré insensiblement – entre le monde du travail (associé à la performance), d’une part, et le cadre personnel (associé aux relations), d’autre part? La première sphère est dominée par une logique transactionnelle de productivité, caractérisée par des rencontres planifiées portant sur la tâche et les dossiers, tandis que la seconde est liée à la vie relationnelle (d’aucuns diraient la «vraie vie»), impliquant plus de légèreté avec ses rencontres informelles, conviviales et réservées à la «bulle» privée.

La réduction draconienne des rencontres spontanées et informelles au travail de même que le rapport au temps dicté par l’urgence semblent ainsi avoir éradiqué de la sphère professionnelle la dimension affective, qui est pourtant si importante pour la mobilisation et que des chercheurs comme Michel Tremblay ou Jacques Forest ont soulignée. Le levier de la contribution à l’équipe, le sens de l’affiliation et le besoin de complicité ont été mis à mal, et ce, bien avant la pandémie.

Retour vers le futur

En effet, dès 2005, Michel Tremblay et Thierry Wils[1] suggéraient des stratégies de mobilisation des ressources humaines misant sur le rassemblement des énergies de chacun au profit du bien commun. Selon les auteurs, une organisation mobilisée, performante et efficiente résulte de la combinaison de quatre stades de mobilisation : le stade préalable du respect du contrat de travail; le stade de la contribution individuelle dans le poste de travail, assurant la motivation individuelle; le stade de la contribution personnelle à l’équipe; et le stade de la contribution du groupe à l’organisation, qui assure la mobilisation individuelle et collective.

En 2010, Jacques Forest faisait de son côté le lien entre la santé mentale au travail et la satisfaction des besoins d’autonomie, de compétence et d’affiliation, associée au sentiment d’appartenance à une équipe et à l’entraide entre collègues[2].

Plus récemment, en 2018, l’accent mis sur la dimension collective de la mobilisation était au cœur de l’événement CultureFest, organisé par GSoft, consacré aux milieux de travail innovants et inspirants. Ses organisateurs insistaient sur l’urgence de réinventer un savoir-vivre et encourageaient des modèles d’affaires plus collaboratifs dans lesquels les systèmes de gestion et d’évaluation de la performance étaient remis en question, à l’égal du concept même de l’horaire de travail. Le bonheur des employés devenait un impératif dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre et se mesurait grâce à des outils tels qu’Officevibe et ses différents paramètres sur le bonheur.

Dans le réseau de la santé, les hôpitaux qui prenaient part il y a quelques années à l’initiative des magnet hospitals, ou «hôpitaux aimants», ont été témoins d’une hausse de la mobilisation de leurs employés, au point de ne plus être aux prises avec des listes de rappel. La clé du succès : la consultation des employés pour mettre en place des conditions de travail centrées sur les besoins des personnes et des équipes. De manière semblable, l’Hôpital général juif de Montréal a établi, il y a déjà plusieurs années de cela, un modèle de soins basé sur l’entraide entre employés et leur polyvalence, ce qui s’est traduit par une réduction importante du temps d’attente des patients et une plus grande solidarité entre les membres du personnel.

Certes, ces différentes initiatives – dont la liste est loin d‘être exhaustive – n’ont pas rendu instantanément les milieux de travail paradisiaques, mais elles ont conscientisé les employeurs à la nécessité de prendre en compte non seulement les aspirations et les besoins individuels des employés, mais aussi les besoins collectifs et organisationnels, au service d’un savoir-vivre et d’un travail collectif.

Retrouver le présentiel : oui, mais…

Dans le même temps se déployaient des méthodes visant à optimiser la performance et la productivité qui s’appuient sur l’approche Lean et les méthodes Six Sigma et Agile. Ces démarches impliquaient les employés dans des processus collectifs de concertation et d’amélioration continue, sollicitant leur intelligence collective, le tout dans le but de générer une plus grande efficience et une productivité améliorée.

Les deux dernières années de télétravail généralisé ont permis de franchir une autre étape en introduisant de nouveaux outils et en faisant disparaître des façons de faire désuètes. Les employés – dont beaucoup réclamaient, sans succès, un recours au télétravail – ont pu accéder à une meilleure conciliation vie professionnelle et vie personnelle, du moins en apparence.

Or sont-ils plus heureux? C’est qu’ils sont de plus en plus nombreux à évoquer l’asservissement à leur poste de travail, l’enchaînement des rencontres virtuelles à la maison et le défi extrême qui consiste à concilier productivité et parentalité quand les enfants sont malades… Devant ce constat, comment expliquer les réticences à reprendre le travail en présentiel que manifestent à l’heure actuelle de nombreux employés?

Notre hypothèse est que, sans la mise en place d’incitatifs pour une vraie vie relationnelle en entreprise, le retour au bureau sera effectivement perçu comme un rajout d’obstacles à la productivité individuelle et à la sérénité familiale. Cela nécessitera une période de transition permettant de réduire le clivage entre le travail (associé à la productivité) et la bulle personnelle (associée au relationnel).

Voilà pourquoi nous suggérons que, dès maintenant, l’espace-temps consacré au travail soit rééquilibré – que ce soit en présentiel ou en virtuel –, pour instaurer des temps relationnels d’ancrage, des espaces informels prévus dans des plages horaires, etc. Bref, des procédés qui permettent les échanges, le tout de manière «gratuite», pour donner à nos collègues temps et attention, soit deux éléments essentiels à toute forme de reconnaissance. À cet égard, les salles partagées Zoom et la plateforme Teams constituent d’excellents outils à utiliser beaucoup plus fréquemment pour prendre le temps de nous rencontrer, entre collègues ou entre sous-équipes, en prévoyant systématiquement un temps d’échange autour d’une question simple comme «comment ça va?», posée avec un véritable intérêt… et l’intention tout aussi sincère d’écouter la réponse.

Dans des milieux pourtant très tendus comme les institutions financières, nous sommes témoins depuis quelques semaines de ce qu’il y a lieu de qualifier de «pépites relationnelles», qui retissent la toile d’une mobilisation collective et redonnent la place à la collaboration au sein des équipes. La clé d’un tel succès : une très forte implication de tous les niveaux de gestion, notamment des techniciens principaux sur le terrain, qui travaillent inlassablement à traquer les surcharges de travail, à soutenir l’intégration des nouveaux employés et à instaurer des mécanismes de jumelage systématique en vue de favoriser la polyvalence.

Quelques exemples? Des duos de co-coaching sont formés, avec le soutien de superviseurs, et des «blitz» collectifs sont mis en place selon le principe des «corvées» entre équipes, pour venir en aide à celles qui sont submergées de travail. Le tout a pu se faire par l’introduction de mécanismes de collaboration et d’entraide – entre gestionnaires, et avec les différents niveaux de gestion – en appliquant les principes d’un management de type Agile, centré sur l’efficacité, mais aussi sur l’implication des personnes et leur soutien. Des périodes de temps précises, une fois par semaine, sont consacrées à la transmission de messages de reconnaissance (par exemple «bravo!» ou «merci pour ton aide avec le projet»), envoyés par chacun à un collègue de son choix.

En résumé, l’entretien d’une ambiance de travail conviviale est devenu aussi important que l’atteinte des objectifs de performance. Des heures de dîner partagées entre collègues, à distance et en présence, ont également été mises en place, sans oublier les rencontres spontanées de 5 ou 10 minutes avant le sprint de fin de journée.

Créer des espaces pour donner, recevoir, échanger (dans nos organisations)

Finalement, la clé de la mobilisation (et de notre santé mentale) repose sur la revalorisation des besoins qui consistent à donner à notre prochain – dans ce contexte précis : nos collègues –, à échanger avec lui, à faire preuve de générosité à son égard et à recevoir.

Norbert Alter, dans son ouvrage Donner et prendre : la coopération en entreprise, formulait l’hypothèse suivante : la coopération ne s’explique ni par l’intérêt économique, ni par la contrainte des procédures, ni par les normes de métier; elle repose plutôt largement sur la volonté des personnes de donner aux autres. «On donne aux autres, parce que donner permet d’échanger et donc d’exister en entreprise. Coopérer suppose en effet de créer des liens sociaux, par l’intermédiaire desquels circulent des biens, des informations, des services, des symboles, des rites ou des émotions, comme circulaient les dons dans les sociétés "primitives"», décrit-il.

Les organisations mobilisées et performantes seront celles qui tireront parti de la volonté de leurs employés de donner – à leurs collègues et à leur milieu – et de recevoir; des services, soit, mais également de la présence, de l’attention et de la bienveillance.


Références

[1]- Tremblay, M., et Wils, T., «La mobilisation des ressources humaines : une stratégie de rassemblement des énergies de chacun pour le bien de tous», Gestion HEC Montréal, vol. 30, n° 2, été 2005, p. 37-49.

[2]- Forest, J., Dagenais-Desmarais, V., Crevier-Braud, L., Bergeron, E., et Girouard, S., «Le lien entre la santé mentale et la satisfaction des besoins d’autonomie, de compétence et d’affiliation sociale», Gestion HEC Montréal, vol. 35, n° 3, automne 2010, p. 20-26.