Depuis quelques années, la notion de bienveillance au travail semble avoir pris du galon. Mais en quoi consiste-t-elle, et surtout, comment les gestionnaires peuvent-ils la mettre en pratique?

L’essor du néolibéralisme dans les années 1960 a marqué la montée de l’individualisme au sein des entreprises, stimulant des attitudes de chacun pour soi et de compétition. Un mouvement renforcé par des pratiques de management encourageant le dépassement de soi et la réussite professionnelle. Résultat? Il en découle des conséquences négatives non seulement sur la santé des personnes, mais aussi sur le développement durable des organisations et des sociétés. C’est dans ce contexte qu’est réapparue la valeur de la bienveillance au travail.

Œuvrer au bien commun

En entreprise, la bienveillance est l’attitude qui consiste à veiller au bien-être de son équipe dans l’accomplissement des projets qu’on lui a confiés, indique Estelle Morin, professeure titulaire au Département de management de HEC Montréal et membre du Consortium de recherche sur l’intelligence émotionnelle appliquée aux organisations. «Cela touche la santé et la sécurité dans leurs trois dimensions : physique, psychologique et sociale. La bienveillance permet aussi d’instaurer le climat de sécurité nécessaire pour que les équipes puissent prendre des initiatives, voire des risques, afin d’améliorer leur efficacité et trouver des solutions innovantes», explique la professeure, qui précise que la bienveillance repose sur le besoin profondément humain de rendre service.

La chercheuse américaine et professeure à la Harvard Business School Amy C. Edmondson abonde dans le même sens : la bienveillance est l’une des conditions nécessaires pour engendrer un climat de sécurité psychologique. Laurent Devemy, CRHA et associé chez Club-Ideo, une firme d’accompagnement des organisations, va même plus loin : «Lorsque la bienveillance est présente, on a la certitude qu’on ne sera pas pénalisé si on exprime ouvertement ses idées, ses questions, ses préoccupations, ou même ses erreurs.»

«Un gestionnaire bienveillant prendra des décisions et posera des gestes dans l’intérêt des autres», ajoute Marianne Plamondon, CRHA et avocate spécialisée en droit de l’emploi et du travail, associée au sein du cabinet Langlois. «Et si la culture globale est bienveillante, alors cela engendrera une confiance généralisée dans l’organisation.»

Il ne fait pas de doute que la bienveillance soit un élément clé du bien-être au travail, tout autant que le sont les sentiments d’autonomie, de compétence et d’appartenance, comme le fait remarquer le chercheur finlandais Frank Martela. Au bout du compte, c’est l’organisation qui en bénéficie. Plusieurs études ont en effet démontré que des employés qui se sentent bien au travail sont moins absents, plus productifs, loyaux et créatifs. Paul-Marie Chavanne et Olivier Truong, auteurs de l'essai La bienveillance en entreprise : utopie ou réalité?, ont aussi observé que le sentiment de sécurité, de lien social et de protection réciproque amène les équipes à développer un fort engagement, ce qui stimule leur bien-être au travail tout en améliorant leur performance.

Conditions gagnantes

Quelles conditions faudrait-il remplir pour promouvoir la bienveillance au travail? Tout d’abord, l’exemple doit venir des dirigeants et des cadres supérieurs pour que cela se répercute à tous les niveaux hiérarchiques, estime Marianne Plamondon. «On doit adopter une culture organisationnelle bienveillante tout au long de la chaîne exécutive, et s’assurer que chaque décision susceptible d’avoir des répercussions sur les autres soit prise en tenant compte de leur bien-être», dit-elle.

La bienveillance passe aussi par des actes, par exemple en prenant régulièrement des nouvelles de ses employés. «Il est essentiel de faire le suivi du moral de ses troupes, de demander aux gens comment ils se sentent, de quelle façon se déroulent leurs projets et comment on peut les aider», mentionne Estelle Morin, qui rappelle que ce mouvement part aussi de soi. «Un cadre éprouvera forcément des difficultés à être bienveillant avec les membres de son équipe s’il est incapable de l’être avec lui-même», prévient-elle.

Cela concerne aussi le contrôle qu’on exerce sur les activités de son équipe. «La situation actuelle de pandémie révèle à quel point les entreprises qui accordaient déjà leur confiance à leurs employés sortent gagnantes de la généralisation du télétravail», souligne Jacques Forest, CRHA, psychologue organisationnel et professeur au Département d’organisation et ressources humaines de l’Université du Québec à Montréal.

Dans cette perspective, une évolution du rôle de gestionnaire est donc souhaitable. «Il faut passer du gestionnaire-contrôleur à une fonction plus orientée vers le coach-jardinier-développeur de talents», note Laurent Devemy. Pourquoi un jardinier? Doué du sens de l’écoute, donnant de l’autonomie et accordant le droit à l’erreur, ce type de gestionnaire saura en effet nourrir et faire grandir les talents autour de lui.

Pandémie et travail à distance

Dans le contexte actuel de travail à distance, la bienveillance est plus que jamais requise. «Ajuster les exigences de performance, donner le temps nécessaire pour s’adapter et assurer l’efficacité des activités au moindre coût s’avère primordial pour qui souhaite la pérennité de l’organisation. Parce qu’il faut de l’énergie pour s’adapter, il faut aussi accorder du temps pour refaire ses forces; cela implique le respect du droit à la déconnexion. C’est dans les petits gestes concrets qu’on manifeste notre respect de l’autre», soutient Estelle Morin. Elle recommande aussi de mieux gérer le temps passé en visioconférence, d’établir des suivis de projets moins intrusifs et de s’abstenir de toute forme de surveillance électronique.

Laurent Devemy conseille pour sa part de soigneusement préparer les réunions en amont, de fixer des objectifs clairs – pas plus de trois – et d’éviter à tout prix de planifier des visioconférences les unes à la suite des autres, sans période pour décompresser.

Le télétravail et l’éloignement créent des enjeux particuliers en matière de communication, et ce, même si les outils pour entrer en contact avec les autres n’ont jamais été aussi nombreux. Jacques Forest note que parmi les facteurs clés du bien-être au travail, le plus malmené actuellement est celui de l’affiliation sociale. «Le travail à distance crée de nombreux manques à cet égard. C’est pourquoi les gestionnaires devraient réfléchir à la façon d’avoir des contacts plus nombreux et fréquents avec leur équipe», dit-il. Les conversations individuelles, même courtes, sont d’ailleurs préférables à des tours de table, plus impersonnels et susceptibles de rater la cible.

Être un coach d’équipe bienveillant est néanmoins exigeant pour un cadre, qui pourrait se sentir bien seul. «Il ne faut pas hésiter à aller chercher du soutien : coaching, mentorat, codéveloppement, etc. Par ailleurs, la bienveillance va dans les deux sens. Pour progresser, il est utile de demander une rétroaction sincère à son équipe», recommande Laurent Devemy.

Tous ces efforts en valent la peine, car réussir à instaurer cette culture distinctive de bienveillance permet de se distinguer en tant qu’employeur. «C’est un atout indéniable pour attirer et retenir les talents, car malgré la pandémie, la pénurie de main-d’œuvre est toujours bien réelle», conclut Marianne Plamondon.