En ces temps de pandémie et de télétravail intensif, il est devenu bien difficile pour plusieurs personnes de se sentir en pleine maîtrise de la gestion de leur temps, de leur espace personnel et de leur vie.

Pourtant, comme nous le proposions dans un précédent article paru dans la revue Gestion, notre résilience et notre capacité à rebondir, comme personne et comme organisation, reposent tout d’abord sur la capacité à solidifier nos ancrages. Concrètement, il s’agit de prendre le temps de nous réapproprier les ressorts, les talents et la créativité déployés devant les défis relevés quotidiennement. L’idée ici est de rebâtir la confiance et d’identifier les éléments positifs et vivants des épreuves ou des échecs vécus, comme personne et comme organisation.

Toutefois, comment y parvenir alors que les frontières spatiales et temporelles, qui délimitaient notre vie privée et notre vie professionnelle, ont volé en éclats?

En contexte de télétravail, nous sommes virtuellement au travail, mais physiquement dans notre espace personnel. Nous ne rencontrons plus physiquement nos collègues, mais paradoxalement, nous n’avons jamais mis notre intimité à ce point au grand jour que depuis la pandémie, invitant malgré nous nos collègues ou de parfaits étrangers à avoir accès à des bribes ou à des bruits familiers de notre quotidien. À la question posée souvent – au début d’une formation ou dans des rencontres sociales, par exemple – sur ce qui est effectivement source de motivation ou de joie au travail (le fameux «comment ça va?»), les réponses les plus fréquentes évoquent des éléments extérieurs au travail.

Jamais n’avons-nous passé autant de temps dans nos maisons, en famille, dans notre bulle, mais paradoxalement, notre espace physique – et psychique – est envahi par le travail si nous n’y prenons pas garde. Jadis, dans «l’ancien temps» (c’est-à-dire il y a deux ans), nous nous déplacions, à l’intérieur de notre espace de travail, entre les salles de réunion; entre le bureau et la photocopieuse ou la machine à café; entre les unités éloignées de notre organisation; entre notre domicile et notre lieu de travail… Ces temps de déplacement d’un lieu à l’autre, même très courts, étaient propices à la rêverie, à des rencontres fortuites ou informelles, à des lectures, à notre ancrage : nous rêvions et laissions en jachère notre esprit, dans un espace de transition essentiel à l’émergence de nouvelles idées et à notre régénération.

Dans un rapport au temps productiviste, nous sommes certes devenus très efficaces. Cependant, la disparition de ces espaces-temps compromet la vitalité et la profondeur de nos rebonds en sapant nos élans créateurs. L’une des sources de la créativité, bien décrite par Clarissa Pinkola Estés (auteure du livre Femmes qui courent avec les loups : histoires et mythes de l’archétype de la femme sauvage) ou encore Michèle Roberge (auteure de Tant d’hiver au cœur du changement : essai sur la nature des transitions), repose sur l’entretien de ces espaces de transition, sur l’acceptation des pannes d’inspiration et sur la tolérance de la page blanche, conditions essentielles à l’émergence de nouvelles idées. Il faut faire le vide pour faire le plein; fermer des portes avant d’en ouvrir de nouvelles.

C’est un fait : les rencontres et les appels s’enchaînent, sur nos plateformes virtuelles redoutablement efficaces. Si nous ne sommes plus esclaves du métro-boulot-dodo, nous devenons enchaînés à nos connexions, à ces systèmes d’hyperefficacité qui, sous couvert d’optimiser notre temps, éradiquent notre libre arbitre, notre droit à la zone vide.

«Moi, j’aime les choses inutiles», chantait Sylvain Lelièvre. Comment donc cultiver ces temps morts, inutiles, inconfortables?

Certes, les organisations réagissent, et des codes de vie s’instaurent pour protéger le droit à la déconnexion. Or, pouvons-nous retrouver le droit à des temps de vie s’inscrivant à l’intérieur du temps de travail? Oser remplacer une rencontre Teams par un appel téléphonique? Organiser des rencontres sans agenda structuré? Prévoir tout simplement du temps pour des tête-à-tête… avec nous-mêmes?

L’emprise du travail, à défaut de se faire dans des lieux identifiés, doit-elle passer par la prise en otage de notre temps dans ses moindres interstices?

Nous ne nous voyons plus en personne, mais nous ne nous sommes jamais vus à ce point. Nous ne nous croisons plus, dans des temps et espaces informels, mais nous n’avons jamais échangé autant sur nos dossiers lors de rencontres de suivi, de mêlées, de réunions, de points «flash»…

Avons-nous réellement le contrôle de nos agendas? Dans quelle mesure la gestion de notre temps reflète-t-elle nos vraies priorités?

Quand nous disons oui à quelque chose, ou que nous laissons notre agenda nous submerger ou nos notifications électroniques nous envahir, à quoi – ou à qui – disons-nous non à notre insu? Et quand nous ne disons jamais non, dans quelle mesure disons-nous vraiment oui? «Structurons»-nous vraiment notre vie professionnelle et appliquons-nous de manière vertueuse les principes de Stephen Covey pour prioriser réellement les tâches principales et importantes (et tenir à distance les urgences secondaires)? Ou alors nous laissons-nous structurer par nos plateformes et la programmation automatique de rencontres ou d’événements non essentiels au détriment de ce qui compte vraiment?

L’idée est plutôt de revenir aux règles de bon sens, de même qu’aux grands principes énoncés par Sénèque, à savoir : la gestion de notre temps, et de notre espace, va bien au-delà d’un outil, d’un semainier au service de notre efficacité personnelle et organisationnelle. Elle est le vrai levier de notre pouvoir personnel, l’outil par excellence de notre planification stratégique individuelle. Ce qui est en jeu, c’est notre temps de vie, et ce à quoi nous décidons de consacrer ces précieuses minutes ou heures non inépuisables.

Commençons donc à raisonner en heures de vie, en temps de vie, en prenant le temps – pourquoi pas chaque semaine? – de réviser notre agenda en nous posant les questions suivantes : est-ce bien à ces activités, à cette réunion, à cette rencontre qu’il est important, à ce moment précis, que nous accordions notre temps de vie (professionnelle) et notre temps de vie (personnelle)? Quand nous acceptons cette réunion inscrite dans notre OneNote, quel temps qui n’est pas consacré à la prise de nouvelles d’un employé, d’un collègue ou d’un partenaire disparaît soudainement? Au bout de quelques semaines de cet exercice, il y a fort à parier que le constat soit le suivant : nous vivons depuis longtemps sur notre «marge de crédit» personnelle et nous ne choisissons pas notre «bénévolat», ce dernier nous étant plutôt imposé par les événements; par les personnes insistantes; par tous ceux et celles qui s’invitent dans les plages disponibles de nos calendriers électroniques. Or si nous n’y prenons pas garde, nous pourrions nous réveiller un bon matin en nous disant que notre vie ne nous ressemble vraiment pas…

Les organisations proposant les milieux de travail les plus innovants sont celles qui osent remettre en question la sacro-sainte question des horaires codifiés en permettant à leurs employés d’adopter des horaires flexibles; bref, des emplois du temps qui tiennent compte de leurs réalités et de leurs défis. Ce sont également celles qui sont passées d’une performance encadrée par le temps – la productivité horaire – à une performance définie par la création de valeur, individuelle et collective. En outre, ce sont celles qui reconnaissent l’importance du temps de ressourcement, à l’intérieur même de la vie professionnelle et du temps de travail, et d’une large participation de tout un chacun à la réflexion stratégique et à la définition de la vision de l’organisation; des exercices traditionnellement réservés aux gestionnaires.

Pour conclure, ces organisations sont celles qui encouragent le maintien de liens informels, qu’il devient nécessaire de susciter et, même, de programmer. Juste pour le plaisir de nos liens d’affiliation, si essentiels à notre santé mentale… et pour nous rappeler que l’humain est essentiellement un animal social.