Article publié dans l'édition automne 2015 de Gestion

La collaboration organisationnelle renvoie à de grands principes tels que la confiance mutuelle, l’intérêt supérieur commun, la complémentarité des expertises, etc. Or, la mise en œuvre de projets collaboratifs exige que ces principes soient contextualisés et concrètement opérationnalisés.

Comment s’assurer que des unités d’affaires partagent davantage leurs bonnes pratiques ? Comment gérer plus efficacement de manière transversale des processus clients partagés ? Ces questions, souvent associées au défi de la « collaboration entre silos », renvoient à la gestion des connaissances.

Selon l’American Productivity and Quality Center et d’après les travaux menés par le CEFRIO, le recours aux communautés de pratique pilotées constitue l’une des approches les plus performantes de partage collaboratif de bonnes pratiques entre unités d’affaires. Les sociétés Areva, BP, Bearing Point, Caterpillar, Chevron, Daimler, Holcim, Mitsubishi, McKinsey Consulting, Orange, Philips, PwC, Renault-Nissan, et Schlumberger ainsi que la Banque mondiale, entre autres, comptent parmi les organisations les plus citées lorsqu’il est question de communautés de pratique (CoP). L’entreprise mondiale Schneider Electric, qui évolue dans le domaine de la gestion de l’énergie, exploite avec succès cette forme de collaboration intra-organisationnelle. Elle compte 170 000 employés dont plus de 24 000 sont membres de 140CoP, lesquelles sont animées par 180 spécialistes certifiés au sein du réseau Community@Works, touchent 76 secteurs d’affaires, 60 domaines fonctionnels et huit autres opérationnels. Ces chiffres donnent le vertige mais témoignent surtout de la puissance de l’apprentissage social grâce aux CoP ! L’analyse du ROC (Return On Collaboration) réalisée par cette société est par ailleurs très probante, tant au chapitre de l’engagement qu’à celui de la participation et de l’efficacité1.

Lorsque nous animons le séminaire portant sur la collaboration transversale à HEC Montréal, nous sommes chaque fois étonnés par les écarts de connaissances entre participants quant aux principes et aux facteurs de succès de la gestion matricielle et par processus. Il en va de même de la distinction entre la gestion des « ressources », associée aux unités d’affaires, et la gestion des « résultats », liée aux processus clients. La compréhension des rôles et des responsabilités des acteurs (logique de contribution et logique d’identification) et les mécanismes de coordination qu’une gestion à caractère horizontal oblige à déployer sont méconnus eux aussi. Il va de soi que la maîtrise des pratiques de gestion matricielle et par processus est essentielle à la mise en œuvre d’un mode de gestion transversal.

La collaboration inter-organisationnelle

Parallèlement à la collaboration intra-organisationnelle, les entreprises qui réussissent à faire profiter les autres de leurs expertises, compétences, pratiques et idées, en plus de miser sur la synergie, voient leur potentiel de collaboration décupler.

Prenons le cas d’une collaboration entre un donneur d’ordres et ses sous-traitants. Historiquement, cette relation unidirectionnelle, dominée par la logique du meilleur prix, entraîne un effet pervers important : les acteurs, méfiants et peu enclins à dévoiler des informations stratégiques qu’ils n’ont pas intérêt à partager, en plus de courir le risque de perdre certains avantages concurrentiels, restent sur leurs gardes. Ici, la dynamique n’est ni à la collaboration ni à l’échange. Pendant quelques années, nous avons contribué à mettre en place un réseau synergique qui repose sur une logique collaborative permettant à un donneur d’ordres et à ses sous-traitants de développer un lien de confiance dès lors qu’ils tiennent compte du potentiel que recèlent l’échange d’expertise, d’innovations et d’informations stratégiques ainsi qu’une contribution à des projets industriels communs.

Pour qu’une telle approche fonctionne, il faut abattre les barrières. La collaboration devient le mot d’ordre. Chacun doit concevoir son rôle dans un cadre plus égalitaire et profitable pour tous.

La collaboration exige la performance

Pour que la collaboration inter- organisationnelle fonctionne, il faut que chaque membre du réseau comprenne l’importance de poursuivre des objectifs communs. La collaboration exige de gérer l’asymétrie entre les différents acteurs. Dans le cas du réseau industriel précédemment cité, nous avons retenu des normes de « classe mondiale » et procédé à un diagnostic de chacun des partenaires a fin de les situer en fonction de ces dernières, tant sur le plan des dimensions organisationnelles (ex. : équipe de direction, formation du personnel, investissement en recherche et développement) qu’en ce qui a trait aux dimensions opérationnelles (ex. : gestion des opérations et de la qualité). Nous avons également soutenu leurs efforts de mise à niveau par l’élaboration de méthodes, de programmes de formation et d’une vision commune en recherche et développement. Concrètement, ce programme a conduit à la création de deux logiciels d’aide à la décision qui ont été utilisés pour soutenir le développement du réseau.

Dans un deuxième temps, chaque membre du réseau doit être en mesure de mettre la main sur la meilleure information externe. Dans une telle démarche de réseau collaboratif, il importe de limiter à tout prix le « syndrome de la secte » a fin d’éviter que le réseau se referme sur lui-même. Pour contrer ce phénomène et s’assurer que chaque membre demeure en position de leadership par rapport à ses capacités, nous avons déployé une approche personnalisée de veille stratégique, concurrentielle, commerciale et technologique. Cette approche a été opérationnalisée par la création du système ViGiPro, conçu par le Centre de recherche industrielle du Québec (CRIQ).

Puis, en vertu du principe de la concurrence-coopération qui stipule que, pour coopérer, il faut que chaque membre du réseau puisse montrer qu’il possède vraiment la capacité d’être concurrentiel dans son secteur d’activité, nous avons retenu l’approche du balisage concurrentiel (benchmarking) pour soutenir la logique collaborative. Le logiciel PDG Manufacturier, évoqué plus tôt, permet ce balisage.

Enfin, chaque membre devait avoir accès à l’information réseau au moyen, d’une part, d’une plate-forme d’échange de données informatisées et, d’autre part, de rencontres de maillage inter- entreprises. Au moment de préparer ces rencontres qui visent à partager des bonnes pratiques, nous avons défini quatre critères : l’intérêt des membres du réseau collaboratif pour une pratique donnée (ex. : le recrutement d’employés clés), l’existence de renseignements portant sur cette pratique (ex. : un des membres du réseau possède une expertise distincte), l’accessibilité de l’information (ex. : l’expertise est capitalisée sous une forme ou une autre : contenu de formation, grille d’analyse) et la sensibilité du sujet (ex. : le membre est disposé à partager une information stratégique et se sent en confiance)2.

*Article écrit en collaboration avec Claudine Auger, rédactrice-journaliste.


Un exemple de collaboration interculturelle et intergénérationnelle

Selon des données récentes, 26 % des jeunes de moins de vingt ans n’ont pas obtenu leur diplôme d’études secondaires. Heureusement, des initiatives existent pour contrer le décrochage scolaire, notamment Fusion Jeunesse, un organisme à but non lucratif qui, en 2015, soutient plus de 10 500 jeunes grâce à des actions hebdomadaires pour des projets de réussite scolaire touchant divers domaines, de la robotique au design de mode en passant par l’urbanisme, le cinéma et l’univers médiatique ainsi que l’entrepreneuriat. Lauréat de plusieurs prix de reconnaissance, cet organisme ne compte sur aucune aide gouvernementale. Comment arrive-t-il à s’imposer ? Grâce, entre autres, à une puissante chaîne de valeurs dont le moteur est la collaboration. C’est ce sur quoi misent son fondateur, Gabriel Bran Lopez, et les membres de son équipe. Puisque les enseignants du primaire et du secondaire ne disposent ni du temps ni des ressources pour mettre sur pied des projets destinés à contrer le décrochage, Fusion Jeunesse a décidé d’y voir. L’organisme a donc élaboré un programme qui vise la réussite scolaire tout en tenant compte des intérêts exprimés par les jeunes. Il met en relation des étudiants issus de divers établissements universitaires et postsecondaires avec les écoles participantes. Ces étudiants sont responsables de la coordination des projets axés sur la persévérance. Ils sont rémunérés et consacrent quinze heures à cette tâche chaque semaine. Les membres de cette équipe dynamique sont choisis en fonction de leur expertise dans un domaine précis. Cet écosystème collaboratif est soutenu par un réseau de plus de 500 bénévoles provenant en partie d’entreprises partenaires (des ingénieurs de Bombardier pour les projets en robotique ou des experts d’Aldo pour les projets touchant le domaine de la mode, par exemple). Il reçoit en outre l’appui financier des commissions scolaires, d’entreprises et de fondations.

Le succès de cette formidable initiative s’enracine dans une chaîne de valeurs fortement imprégnée d’une philosophie de collaboration. Animée par la puissance d’un intérêt supérieur commun, où chaque école et ses jeunes exercent le choix volontaire de réaliser un projet porteur, c’est la persévérance scolaire qui est nourrie. S’appuyant sur une solide complémentarité des expertises et des parrains reconnus dans la communauté d’affaires pour soutenir les projets, les différents acteurs peuvent plus facilement exercer des rôles clairement définis et exploiter leurs compétences. L’équipe de Fusion Jeunesse joue le rôle d’une firme pivot responsable de dénicher les ressources, de mettre en œuvre et d’encadrer les projets, de former les acteurs et de voir à la logistique des activités réseau, par exemple le Gala Relève Mode ou le Festival de robotique. Fusion Jeunesse est une innovation sociale percutante parce qu’elle est collaborative sur tous les plans : inter-organisationnel, interculturel et intergénérationnel. C. A.

Se conscientiser aux logiques collaboratives

Les exemples précédents montrent que lorsqu’on évoque une nouvelle approche de gestion – dans ce cas-ci la collaboration –, il faut aller au-delà de la logique des énoncés généraux et leur donner un sens pratique. Ces exemples témoignent de l’importance, pour les gestionnaires, de s’approprier un mode de pensée collaboratif. Or, comme le schéma traditionnel de gestion est lourdement implanté dans l’inconscient collectif des gestionnaires (ma direction, mon unité d’affaires, mon équipe, notre entreprise, nos bonnes pratiques, nos innovations, etc.), il importe qu’une organisation désireuse de migrer vers un mode de gestion plus collaboratif, transversal et en réseau puisse amener ses gestionnaires à se pencher sur leurs présupposés en gestion.

Bref, il faut « conscientiser l’inconscient » aux pratiques collaboratives pour mieux les intégrer. Cela peut passer par du travail réflexif sur le métier de gestionnaire, comme le proposent par exemple les programmes de MBA de McGill ou de HEC Montréal (module Reflective Mindset), par des groupes de codéveloppement de gestionnaires appelés à piloter des projets collaboratifs et par un apprentissage de notions fondamentales associées au leadership collaboratif, voire l’un et l’autre à la fois. Trois de ces notions sont particulièrement importantes : l’intelligence émotionnelle, qui permet au gestionnaire de mieux naviguer dans l’apprentissage des nouveaux rôles qu’exige le mode collaboratif, le leadership partagé propre aux logiques transversale et matricielle et le leadership en T, c’est-à-dire le croisement de l’expertise reconnue et attribuée (la verticale du T) avec une connaissance fine des enjeux de l’organisation qui dépasse les frontières de l’unité d’appartenance (l’horizontale du T). Ce sont ces caractéristiques qui permettent au gestionnaire de bâtir sa légitimité comme leader collaboratif. C.A.


Espace de travail : réussir l’équilibre public-privé

Les bureaux à aire ouverte n’ont plus la cote auprès des employés. Un sondage démontre que 74 % des personnes interrogées recherchent plus d’intimité au travail qu’il y a dix ans. Pourtant, les entreprises privilégient encore cet aménagement, car elles sont persuadées qu’il favorise la collaboration et l’apprentissage et qu’il génère une forte culture organisationnelle. L’idée est louable mais les résultats sont incertains. En effet, seulement 55 % des employés sondés affirment pouvoir travailler en groupe sans être interrompus.

La collaboration possède une séquence naturelle. L’employé se concentre d’abord seul pour formuler ses idées. Il rejoint ensuite ses collègues pour mettre leurs idées en commun et pour prendre une décision. Puis, il s’isole de nouveau afin de réaliser les tâches qui lui incombent. Plus la tâche de collaboration est exigeante, plus l’employé a besoin de moments d’intimité pour favoriser sa réflexion et pour se ressourcer.

Il n’est pas évident de trouver le juste équilibre entre les espaces de travail public et privé pour ainsi assurer une meilleure collaboration. Les espaces ouverts ne sont toutefois pas les seuls responsables du manque de moments intimes au travail. À l’ère où la collaboration fait loi, les employés sont rarement seuls et l’omniprésence des appareils mobiles fait en sorte qu’ils sont toujours accessibles, même virtuellement. Cette accessibilité peut certes accroître les interactions, mais également entraîner une surexposition. Les distractions sont aussi responsables du manque de confidentialité.

Elles sont de trois ordres : acoustiques (entend-on les autres ?), visuelles (voit-on les autres ?) et territoriales (a-t-on une place à soi ?).

Les employés utilisent différentes stratégies pour se protéger des distractions. Certains portent des casques d’écoute à suppression de bruit ambiant, d’autres installent des plantes ou divers objets entre eux et leurs collègues. Mais ces stratégies de protection ne sont efficaces que dans la mesure où la culture organisationnelle les autorise.

Dans un aménagement à aire ouverte, le contrôle de l’information est un enjeu constant et quotidien. À qui peut-on révéler une information sensible ? À qui peut-on confier les dossiers d’un projet ? Où peut-on avoir une conversation privée sans être entendu ? Peut-on lire un article ou accéder à son compte Twitter sans que le patron interprète ces gestes comme du relâchement ? L’idéal est de pouvoir disposer de différents lieux en fonction du travail à exécuter. Quand on écrit ou qu’on réfléchit intensément, les interruptions ne sont pas les bienvenues. Un espace clos devient l’endroit de prédilection pour s’acquitter de ces tâches. Par ailleurs, on peut effectuer des tâches routinières (répondre à un courriel, planifier une réunion ou faire du travail administratif) dans un endroit plus bruyant où les interruptions sont parfois même les bienvenues. Les périodes de répit prévues pendant la journée pour reposer le corps et l’esprit permettent d’interagir avec les collègues de travail. Elles donnent l’occasion de s’engager socialement et d’exprimer ses émotions. Certains choisiront des environnements très stimulants et distrayants, d’autres chercheront un endroit calme selon leurs préférences.

Pour bien contrôler le degré de distractions, l’employé doit pouvoir choisir quand et où il veut travailler.

Moins de la moitié des répondants ont indiqué qu’ils peuvent travailler à l’endroit qu’ils désirent au bureau selon la tâche à accomplir. Le défi pour l’entreprise consiste donc à équilibrer l’espace social et l’espace privé et à fournir des lieux répondant aux divers besoins. Ainsi, le grand espace fermé alloué à un cadre en constant déplacement peut servir d’oasis pour effectuer des tâches qui exigent de la concentration ou encore de salle de réunion à un petit groupe d’employés. Il existe différentes façons de réaménager ou d’utiliser des espaces pour favoriser la concentration, les interactions et la détente. 


Source 

Congdon, C., Flynn, D. et Redman, M., « Balancing “We” and “Me” – The Best Collaborative Spaces Also Support Solitude », Harvard Business Review, octobre 2014, p. 50-57.


Notes

1. Ces observations vont dans le sens des travaux que nous avons pilotés au CEFRIO dans le cadre du projet « Nouveaux modes de travail et de collaboration à l’ère de l’Internet » avec des organisations telles que la Régie des rentes, Telus, IBM Bromont, le réseau de la santé et le réseau SAGIR.

2. Ce cas, dont on trouvera la description complète dans l’ouvrage L’Entreprise réseau – Dix ans d’expérience de la Chaire Bombardier Produits récréatifs, publié aux Presses de l’Université du Québec, montre que la collaboration doit être outillée pour produire des résultats concrets.