Pour être efficace, un chef d’entreprise doit aujourd’hui devenir une sorte de «barman neurochimique». C’est du moins la théorie qu’a développée Michael Frisina, fondateur de la firme américaine de consultation en relations humaines The Frisina Group. 

Selon l’auteur du livre Leading With Your Upper Brain : How to Create the Behaviors That Unlock Performance Excellence[1], les dirigeants seront en mesure de tirer le meilleur de leurs équipes s’ils comprennent le fonctionnement du cerveau humain. «Comme un ordinateur, le cerveau a deux systèmes d’exploitation : le cerveau supérieur, qui est responsable de la croissance et de la performance, et le cerveau inférieur, qui gère la survie et les émotions, dit-il. Le problème, c’est que si les deux parties du cerveau ne sont pas correctement équilibrées, le cerveau inférieur va toujours prendre le dessus et défaire ce que le cerveau supérieur a pu accomplir.»

Un cerveau, deux systèmes d'exploitation

Avant de créer sa propre firme de consultation en 2005, Michael Frisina a été officier supérieur des services médicaux de l’armée américaine et a dirigé divers regroupements d’établissements. L’intuition au cœur de son livre s’est justement affinée pendant les 20 ans que l’auteur a passés dans l’armée : «J’ai commencé à me demander pourquoi les gens n’arrivaient pas à faire leur travail correctement. Personne ne veut faire d’erreurs, mais celles-ci se produisent et se répètent invariablement.»

Il cite le cas de cette infirmière qui travaillait pour lui et qui a administré une mauvaise dose d’un médicament. «Les infirmières sont assujetties à une formation très rigoureuse, alors comment peuvent-elles faire une telle erreur?» soulève-t-il. Il l’a donc questionnée là-dessus, et l’employée a dû admettre qu’elle en ignorait la raison; l’erreur était totalement non intentionnelle, et même inconsciente.

Or, selon ce qu’a découvert Michael Frisina, le problème tenait à la fatigue. Celle-ci a perturbé le bon fonctionnement du cerveau supérieur, responsable des performances, ce qui a conduit l’infirmière à faire les mauvais choix et à prendre les mauvaises mesures, comme l’explique celui qui a publié une cinquantaine d’articles sur le leadership et l’efficacité organisationnelle pour l’American Hospital Association (AHA) et la National Association for Healthcare Quality (NAHQ).

Selon le chimiste de formation, qui est également titulaire d’un doctorat en gestion hospitalière, le cerveau inférieur a donc pris le dessus. Comme c’est lui qui gère la survie, les menaces et le microstress, il n’a pas laissé le cerveau supérieur faire sa tâche normalement. «Ça arrive tout le temps, et ça ne produit pas que des erreurs, indique-t-il. Quand le cerveau inférieur domine, l’individu commence à souffrir d’épuisement professionnel et de dépression, et peut même avoir des idées suicidaires.»

Néanmoins, la chose est parfaitement évitable, de l’avis de Michael Frisina. «C’est aux dirigeants qu’il incombe de s’assurer que les membres de l’équipe ont la possibilité de se reposer et de se ressourcer. C’est quelque chose qui fait cruellement défaut dans le système de santé, par exemple. Les bons dirigeants devraient agir et décider de manière à stimuler et protéger le cerveau supérieur de chaque employé, sinon c’est leur cerveau inférieur qui va prendre le dessus par défaut.»

Dossier – La motivation au travail

Faire le bon mélange

Aux yeux de Michael Frisina, un mauvais leadership produit nécessairement une mauvaise réponse neurologique et hormonale. «Lorsque le cerveau se sent menacé, il sécrète du cortisol. Or cette hormone bloque le cortex préfrontal; il éteint l’élément de pensée rationnelle du cerveau», souligne-t-il.

Pour l’auteur, tout se résume à une métaphore de chimiste : «Si un dirigeant sait comment mélanger la bonne boisson dans la tête de ses employés, d’un point de vue neurochimique, ceux-ci le suivront n’importe où!» Inversement, le mauvais cocktail produit des erreurs, le désengagement et, en fin de compte, l’épuisement professionnel. 

Une mesure de prévention simple consiste à donner aux employés un sentiment de contrôle sur leur travail. «Il existe une multitude de dynamiques culturelles organisationnelles qui attaquent la performance même du cerveau en le soumettant à la menace constante de facteurs de stress négatifs. Et il n’y a pas de répit.»

Michael Frisina illustre son propos avec la figure de Sisyphe, ce roi maudit de la mythologie grecque qui est condamné à pousser une pierre au sommet d’une montagne, d’où elle retombe, éternellement. «L’épuisement professionnel survient lorsqu’un travailleur a l’impression de ne pas avoir son mot à dire dans le contrôle de son travail, explique-t-il. Il porte ce rocher au sommet de la colline pendant 12, 13 ou 14 heures, et s’il voit que tout est à recommencer chaque jour, il devient cynique.»

La fin du paradigme «commandement et contrôle»

«Le cerveau supérieur a besoin de trois choses pour fonctionner : de sens, de valeur et d’un objectif», explique Michael Frisina. Pour s’assurer que les employés disposent de ces éléments, la première chose que les dirigeants doivent faire est de créer une culture de l’engagement.

Il cite un article récent de la Harvard Business Review sur les dirigeants inefficaces. «Le pire leader n’est pas le type toxique, mais plutôt l’absent, nuance l’auteur. Même s’il est présent, physiquement, il ne prend pas le temps d’impliquer les membres de son équipe, d’être avec eux, de les soutenir. Le dirigeant a la responsabilité de créer un lieu de travail qui maximise l’énergie, l’autonomie, le sens, la valeur et l’objectif.»

Le lieutenant-colonel à la retraite a conclu que «donner des ordres» ne sert à rien. Certes, il est important de mettre en place un processus solide, des protocoles, des procédures et des lignes directrices, mais le style de gestion hiérarchique à la sauce militaire, de type «commandement et contrôle», ne fonctionne plus et se révèle même particulièrement inefficace auprès des jeunes, d’après ses observations. «Les dirigeants plus âgés ont tendance à être plus autocratiques, à dire “je suis là depuis plus longtemps; faites ce que je vous dis, vous comprendrez en vieillissant”. Or les jeunes d’aujourd’hui, quand ils font face à un défi, ne se tournent pas vers leurs aînés pour obtenir une réponse ; ils vont la chercher sur Internet!»

Les dirigeants inconstants, qui changent tout fréquemment sans prévenir, aggravent tous les problèmes. Ils produisent eux-mêmes le sentiment de menace qui pousse leur personnel à se rabattre sur des mécanismes cérébraux inférieurs. «Les employés qui arrivent au travail ont besoin d’un objectif clair, d’une direction sans ambiguïté sur ce qu’ils sont censés faire au mieux de leurs capacités», explique Michael Frisina.

Les leaders doivent par conséquent cultiver un sentiment de sécurité psychologique chez leurs employés. «Les réactions cérébrales des membres de l’équipe les amènent alors à se concentrer sur leur travail et à se dépasser. En revanche, lorsque le comportement d’un leader menace la sécurité psychologique de l’équipe, le cerveau de chacun se concentre sur la réponse à la menace, ce qui diminue les performances.»

Développer les bons réflexes

Michael Frisina est un fier tenant de l’approche socratique voulant que seule une réelle capacité d’autoréflexion soit en mesure d’aider les dirigeants à favoriser une culture organisationnelle conforme à la physiologie du système nerveux. «Un leadership efficace est le fruit de la combinaison de deux qualités : la conscience de soi et la gestion de soi», précise-t-il.

La conscience de soi commence par l’attention que chacun porte à ses propres comportements, ceux du cerveau supérieur et ceux du cerveau inférieur, selon les explications de l’auteur, qui n’hésite pas à donner ses propres réflexes en exemple. «J’ai appris à détecter les manifestations de mon cerveau inférieur. Quand je me sens menacé, je commence à faire de la microgestion, avoue-t-il. Cependant, j’ai suffisamment appris sur moi-même pour reconnaître la situation et me reprendre en main avec une attitude à la fois assertive et directive.»

Michael Frisina estime qu’un leadership inefficace se résume souvent à de mauvais choix de comportement. «La question ne tient ni au charisme ni à la personnalité, mais plutôt à la manière dont vous vous comportez, fait-il valoir. Lorsque vous entrez dans une salle de conférence, est-ce que c’est le feu d’artifice dans le cerveau supérieur de vos collaborateurs? Ou bien ceux-ci sont-ils écrasés par l’inquiétude, les doutes et l’anxiété? En tant que leader, c’est à vous d’agir de sorte que votre présence suscite la réaction appropriée dans leur cerveau.»

Le consultant souhaite ardemment que ses travaux contribuent à mettre fin à la «théorie du grand homme» prétendument doté de qualités hors du commun. «Ce mythe n’a aucun fondement scientifique! Votre personnalité est ce que vous êtes. Le comportement est ce que vous faites.»

Article publié dans l’édition Automne 2023 de Gestion


Note

[1] Frisina, M., Leading With Your Upper Brain : How to Create the Behaviors That Unlock Performance Excellence, Chicago, ACHE Management Series, 2023, 248 pages.