Un par un, les secteurs d’activité économique sont ébranlés par la désintermédiation numérique. Après la musique et la presse, le voyage et la vente au détail, ce sont maintenant les services financiers qui voient poindre à l’horizon une nouvelle concurrence numérique.

La banque n’est pas un secteur d’activité comme les autres. Encore en 2017, le système bancaire joue le rôle de système nerveux central de nos économies. Comme l’a montré la crise financière de 2008, des perturbations même périphériques peuvent rapidement prendre des proportions systémiques et affecter tous les acteurs économiques sans discrimination. Qui plus est, l’activité des institutions financières accapare une portion importante et croissante de l’activité des économies développées pour ce qui est de la valeur et des emplois.

N’en déplaise aux partisans, aux actionnaires et aux employés de ces institutions, les assaillants du temple bancaire s’activent partout : les fintechs sont en guerre.

Situées à la frontière des univers de la finance et de la technologie, les fintechs adoptent la logique de l’univers des start-up. Elles proposent des solutions simples, épurées, automatisées et accessibles.

Certaines activités spécifiques, notamment le paiement (auprès de commerçants ou entre particuliers), le crédit individuel ou destiné à des PME ainsi que la gestion privée d’actifs, ont été parmi les premières à se voir ainsi prises d’assaut par des milliers de petites entreprises techno-financières. Bref, qu’on pense à PayPal ou à Square dans le domaine du paiement, à Lending Club ou à Borrowell dans l’univers du crédit ou à Wealthsimple dans la gestion privée, les fintechs n’ont rien d’un épiphénomène.

Il ne faut pas oublier que l’univers bancaire tel qu’il existe aujourd’hui est extrêmement complexe. Le fonctionnement des banques actuelles repose sur des systèmes technologiques dont l’architecture est souvent archaïque et vétuste. Le remplacement de ces systèmes se fait à coups d’investissements chiffrés dans les milliards de dollars en équipement et en infrastructures.

L’essentiel du défi des banques aujourd’hui consiste à gérer la transition vers des systèmes adaptés au 21e siècle tout en assurant la continuité des affaires sur les plateformes lourdes et inefficaces du 20e siècle.Alors que les banques gèrent cette transition, les fintechs partent de zéro et construisent la totalité de leurs solutions numériques en utilisant les plus récentes technologies sans avoir à s’encombrer de lourds patrimoines historiques. Et les fintechs ont également un avantage de taille sur leurs adversaires bancaires : elles ne sont pas des banques. Rappelons que le début du 21e siècle a été marqué par d’importantes consolidations bancaires. L’expansion géographique des institutions bancaires, facilitée par la mobilité individuelle, ainsi que les vagues successives de dérégulation qui ont favorisé la mobilité des capitaux ont contribué à créer de nouveaux géants mondiaux dont la complexité n’a fait que s’accroître et dont les marques sont constamment prises d’assaut.

Les fintechs parviennent aujourd’hui à percer le marché des services financiers et donnent à leurs clients l’impression, lorsqu’ils utilisent leurs services, d’être sortis de leur banque. Ces dernières misent, dans certains cas, sur la suppression de 5 à 20 % de leur chiffre d’affaires d’ici une décennie. C’est beaucoup.

Un terrain de jeu réglementaire inégal

La plupart des fintechs n’ont pas à tenir compte des implications réglementaires qui limitent l’activité, la créativité et l’innovation des banques traditionnelles. En fait, les politiques publiques peinent à encadrer leurs pratiques.

Cette situation est en partie attribuable à la petite taille et à la gamme relativement étroite de l’offre de service des fintechs : la majorité d’entre elles se concentrent sur des éléments bien précis de l’offre bancaire, qu’elles sont en mesure de réinventer et d’offrir en se concen- trant sur les éléments à forte valeur ajoutée. Ce faisant, elles n’ont pas à maintenir de vastes réseaux d’agences ni de réserves de liquidités.

À Montréal, l’entreprise Lightspeed excelle notamment dans ce créneau. Chez Lightspeed, le paiement est une fin en soi, une occasion d’extraire de la valeur sans avoir à entretenir l’infrastructure lourde qui rend la transaction possible. Dans le cas précis du paiement, les banques, bien qu’elles aient flairé la bonne affaire, n’ont pas su imposer leur leadership technologique et agissent principalement comme intégratrices de solutions.

Cela signifie toutefois que des partenariats fructueux peuvent et doivent être créés entre les start-up de la finance et les grandes banques. Bien que plusieurs cas d’espèce se soldent par l’acquisition de David par Goliath, des voix s’élèvent pour réclamer l’indépendance des fintechs, même au sein des grands groupes qui les acquièrent.

En effet, par-delà les aspects strictement technologiques et matériels de l’offre des fintechs, c’est l’esprit startup de réinvention permanente qui est le plus à même de bouleverser ce marché.

Les géants du web à l'assaut?

Pas en reste, les Google, Apple, Facebook et Amazon (GAFA) ainsi que certains opérateurs des télécommunications s’immiscent dans le  domaine  de  la finance.  Ces  entreprises détiennent des données, des savoir-faire et un pouvoir d’influence qui, une fois combinés avec la forte  pénétration des téléphones intelligents, leur donnent une Au Kenya par exemple, l’opérateur Vodafone a créé une monnaie numérique, le m-pesa, qui sert aujourd’hui de monnaie d’échange. En 2014, les transactions en m-pesa ont atteint 50 % du PIB kényan. Comme si Bell, Rogers ou Vidéotron  faisaient  à elles seules transiter la moitié des échanges commerciaux du Canada ! Les GAFA ont réussi à raffiner l’art d’échapper aux autorités nationales. S’opposent ici deux logiques : d’un côté, les banques, qui n’ont ni la capacité ni le savoir-faire nécessaires et  qui, surtout, n’ont pas la légitimité d’exploiter de manière systématique les mégadonnées issues des millions de clients et de transactions dont elles sont pourtant les intermédiaires. De l’autre, les  GAFA, qui fondent la totalité de leur propo- sition  de  valeur  sur  cette  même  exploitation des Les GAFA s’emparent donc de cette possibilité et proposent une personnalisation de masse, ce qui,  dans le domaine de la finance, nous a déjà donné Apple Pay et Android Pay.

Après les banques, la monnaie

Ces transformations en ce qui concerne les acteurs – c’est-à-dire qui exactement captera la valeur d’intermédiation des échanges au sein d’une  économie donnée – risquent à leur tour d’être per-turbées par les nouveaux outils monétaires rendus possibles par la chaîne de blocs (blockchain). Cette technologie distribuée de stockage et de transmission de données permet d’échanger des infor-mations sans hiérarchie et sans  intermédiaires. C’est un protocole autonome et transparent qui fait en sorte que l’information est stockée non plus dans un lieu central mais dans un registre visible, accessible et validé par tous.

À ce titre, les fintechs actuelles risquent d’être elles-mêmes dépassées par de nouveaux acteurs qui ne cherchent plus à raffiner les outils mais à inventer un tout autre système d’interactions financières automatisées et décentralisées.

Paradoxalement, ce sont notamment les joueurs institutionnels qui mènent la charge dans ce domaine : en Inde, les plus grandes banques se sont associées pour favoriser le transfert interbancaire par blockchains. Toutefois, les monnaies fondées sur le protocole blockchain, le bitcoin en particulier, n’ont pas réussi à s’établir en dehors des circuits périphériques. L’extrême volatilité du bitcoin, présentement aux prises avec un phénomène de spéculation débridée, montre également combien cette technologie est encore récente et peu susceptible d’agir comme force structurante d’économies réelles.

Un monde sans banques est peut-être possible. Mais comme l’a montré la crise de 2008, la finance traditionnelle agit pour le moment comme poumon des économies nationales. Si elle doit être remplacée par autre chose, il en va de l’intérêt collectif de veiller à ce que la transition s’opère de manière fluide, efficace et démocratique.