Le revenu minimum individuel garanti est-il la solution aux pertes d'emplois issus de l'automatisation?

D'ici 20 ans, les robots vont détruire tous les emplois. Certains, comme le journaliste de données Nael Shiab, créent des algorithmes qui permettent de savoir si vous êtes susceptible d'être remplacé par un robot. Bien entendu, l'automatisation a toujours créé davantage d'emploi qu'il n'en a détruit. Les guichets automatiques ont mené à un doublement du nombre d'emplois bancaires. La même chose s'est produite dans les domaines de la santé, de l'éducation, de la comptabilité, du luxe. Une étude menée par Deloitte montre une tendance lourde : depuis 1871, soit 140 ans, la corrélation est nettement positive.

Mais cette fois-ci, c'est différent. Pour une raison que seuls les futuristes connaissent, cette tendance va subitement s'inverser, et ce dès demain. À ce stade, il faudra d'abord régler la question de la répartition des bénéfices tirés de l'automatisation. Mais ce n'est que la moitié de l'équation : il restera encore à s'intéresser à la redistribution du revenu national.


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Revenu minimum : effort intellectuel minimum

L'une des propositions les plus populaires ces jours-ci, à gauche comme à droite, consiste à établir un revenu minimum individuel garanti (RMG). Celui-ci viendrait remplacer l'ensemble des prestations conditionnelles : assurance-emploi, aide sociale et autres transferts venant normaliser les revenus et combattre la pauvreté.

De nombreux arguments sont mis de l'avant par les partisans de cette approche.

D'abord, les prestations conditionnelles actuelles exigent qu'on passe « l'épreuve du guichet » lors de laquelle on se « qualifie », et nécessitent l'établissement d'une « preuve » qui peut être humiliante, et dans la grande majorité des pays, c'est un processus inefficace.

Les prestations conditionnelles créent également une spirale qui peut atténuer la volonté d'accepter un emploi et de rejoindre le monde professionnel. C'est l'argument souvent avancé par les tenants de la ligne dure : l'oisiveté sert de désincitatif à travailler. Plusieurs études, dont certaines menées par l'OCDE, ont toutefois montré que cela n'est pas si simple.

Enfin, les prestations conditionnelles accroissent l'incertitude pour les bénéficiaires potentiels, et coûtent cher, tant aux bénéficiaires qu'à l'État qui les administre.

Le RMG a comme avantage de s'appliquer de manière uniforme à tous, sans discrimination ni complexité. Il permet au plus grand nombre de participer à l'effort fiscal national. Comme l'écrit Christiane Marty dans Libération, le consentement à payer l'impôt est effectivement l'un des fondements de la citoyenneté contemporaine. L'impôt représente un acte de solidarité et de générosité qui n'a aucun équivalent sociopolitique.

Au Québec, 37 % des citoyens ne paient aucun impôt.

Un constat similaire avait d'ailleurs mené le philosophe allemand Peter Sloterdijk à nous exhorter à « Repenser l'impôt ». Dans un essai polémique, il développait un projet de fiscalité volontaire visant à combattre la « soumission fiscale » et la « kleptocratie » étatique à laquelle correspond la saisie forcée des salaires, sans contrepartie directe.

À ce titre, le RMG permet à un nombre plus important de citoyens d'accéder au « privilège » fiscal, et de participer légitimement à l'effort collectif de financement de l'État.

Vers une économie de l'oisiveté et de la précarité

Malgré ses nombreux avantages théoriques, le RMG n'est pas une panacée. Certes, il suscite l'enthousiasme. Mais les motivations avancées sont douteuses, les implications nombreuses, et les conséquences potentiellement destructrices.

D'emblée, l'idée d'un revenu minimum automatique versé à tous les citoyens déshumanise la relation solidaire actuelle qui force, d'un côté, à payer l'impôt et de l'autre à réclamer les transferts. Il coupe les ménages les plus défavorisés de potentielles relations sociales. Il crée, en somme, une économie de l'oisiveté, remplaçant la relation par l'automatisme. Il détruit ce faisant des emplois étatiques, emplois que nous souhaitons, paradoxalement, préserver.

Un second effet pervers est l'accroissement de la précarité. Le RMG incite inévitablement les employeurs à précariser encore davantage les conditions d'emploi des plus bas salaires. Puisque le travailleur bénéficie déjà d'une allocation, nul besoin de fournir un salariat à temps plein ni de conditions avantageuses, puisqu'un coussin « de base » est déjà garanti par l'État.

Cela pose surtout la question du niveau de prestations automatiques : parle-t-on de 400 $ ou de 1200 $ par mois? Peut-on penser le revenu minimum garanti comme éliminant d'emblée la pauvreté, en le fixant, par exemple, au niveau du salaire minimum (1900 $ par mois au Canada)?

Avec une mensualité de 1 000 $, le RMG coûterait 35 milliards de dollars par mois, soit 420 milliards par an. Or, le budget total du gouvernement canadien pour l'exercice 2014-2015 était de 241 milliards de dollars : il faudrait donc augmenter les impôts de 66 % pour financer ce projet, et ce, en abolissant tous les autres postes de dépenses fédéraux.

C'est précisément là où le RMG relève davantage de la fable que de l'option politico-budgétaire viable. Comme l'écrivait récemment Nicolas Colin, dans un article provocateur intitulé « Enough With This Basic Income Bullshit », l'une des prémisses implicites du RMG est le remplacement de programmes sociaux complexes par une mesure unique. En d'autres mots, passer d'une gestion de l'offre à une gestion de la demande, éliminant soudainement les mécanismes de distribution complexe des deniers étatiques par des programmes sociaux adaptés au profit d'une mesure simplifiée, redonnant aux citoyens le pouvoir d'attribuer leurs ressources là où ils les jugent utiles. Ou encore, il s'agit d'accepter l'anéantissement du produit de cent cinquante ans de capitalisme social, de filets de sécurité et d'autres mesures égalitaristes au profit d'une solution unique conduite par la demande.

Même en faisant fi des enjeux d'illettrisme économique qui affectent une proportion significative de la population, cela nous semble une proposition risquée.

Qui plus est, bien qu'il soit difficile d'arriver à des conclusions arrêtées sur le RMG, l'expérimentation a ceci de particulier qu'elle n'est valable que si menée à grande échelle. Contrairement à ce qu'avance la journaliste Ariane Krol, l'expérimentation à petite échelle est inutile. Rappelons que les villes et villages, communautés et quartiers n'ont pas à assumer la permanence des nations. Ils n'ont ni dépenses de défense, d'éducation nationale, de santé, de recherche scientifique universitaire ou de diplomatie. Ils ne financent ni la culture, ni les infrastructures nationales comme les aéroports, les ports et les ponts.

L'expérimentation du RMG à petite échelle ne nous renseignera pas plus sur son éventuel succès que les phalanstères de Fourier ont permis de prédire la catastrophe humaine et économique que deviendrait le socialisme soviétique.

Nous parlons bien ici d'un projet de destruction massive de l'État social au profit d'une mesure unique; une décision irréversible de sabotage de l'effort historique de négociation entre d'innombrables acteurs économiques au profit d'une forme de pensée magique unifiée.

Sous des couverts de suppression d'inégalités à venir, le RMG ne s'attaque aucunement au système qui crée les inégalités sociales; il soutire à l'État des moyens d'action sans se préoccuper des enjeux d'égalité des chances, d'accès à l'éducation, ou de mobilité sociale. En bref, c'est une mesure neutre et techniciste, qui est davantage le fruit d'une réflexion technocratique que d'une lecture posée des dynamiques historiques qui ont permis l'économie contemporaine.

Il y a d'autres manières de rendre l'État plus simple, et l'échec inévitable du projet théorique de revenu minimum ne devrait pas nous détourner de cette mission cruciale. Le revenu minimum garanti est une solution paresseuse qui, bien qu'intellectuellement satisfaisante, est naïve, et potentiellement dangereuse.