Si les spécialistes qui s’intéressent à la féminisation du leadership constatent des avancées, encore trop peu de femmes œuvrent dans les hautes sphères des organisations. Quels sont les principaux obstacles? Le mouvement de la féminisation représente-t-il la bonne manière d’ouvrir les organisations à un modèle plus inclusif? Au fond, quel est le leadership que l’on désire voir éclore?

D’emblée, ce qui vient à l’esprit lorsqu’on évoque la féminisation du leadership, c’est l’idée d’une meilleure représentativité des femmes à des postes de responsabilité. Mais, au-delà de l’opposition des modèles binaires homme-femme, la définition de ce mouvement vise l’atteinte d’un style de leadership qui s’ouvre à différentes manières de gérer. Johanne Turbide, professeure titulaire au Département de sciences comptables, secrétaire générale et responsable de la politique Équité, diversité et inclusion (EDI) à HEC Montréal, nous met d’ailleurs en garde en ce qui a trait aux comportements qu’on attribue souvent aux femmes : «Oui, il y a des caractéristiques liées au genre, mais ne généralisons pas. On associe le style autocratique aux hommes, la collaboration et la bienveillance aux femmes. Mais il y a des hommes qui sont très bienveillants et qui ne se sentent pas à l’aise dans un rôle autoritaire!»

La professeure rappelle que ce modèle unique dont on désire s’affranchir est intrinsèquement lié à la maternité. «C’est la femme qui porte les enfants. Il y a des contraintes lors de la grossesse, des préoccupations qui élargissent le champ de vision des femmes.» Tout en évoquant l’essentielle redéfinition des rôles qui passe par un meilleur équilibre dans le partage des tâches, Johanne Turbide suggère de revoir, notamment, l’évaluation de la performance.

«Prenons le cas d’une carrière universitaire et de l’importance des publications mentionnées dans un CV. Lorsqu’une femme a des enfants, sa liste de publications risque d’être moins longue, évidemment. On devrait certainement lui laisser le choix de le mettre en évidence : avoir publié cinq articles avec trois bébés ou une quinzaine sans… peut-être que ça se vaut, côté performance!» fait-elle remarquer.

Pénélope Codello, professeure agrégée au Département de management de HEC Montréal et directrice des programmes de certificat et des diplômes d’études supérieures, croit que pour avancer dans un système où la question de l’évaluation de la performance demeure centrale, il faut recadrer les attentes et garantir aux femmes qu’elles pourront défoncer les plafonds de verre. «Il y a énormément de travail invisible, principalement effectué par les femmes, et qui contribue à la performance de l’organisation, mais qui passe sous silence. Prenons l’exemple de l’employé absent dont les tâches sont assumées par une collègue : en général, rien de cela n’est évalué. Les critères doivent changer.»

Des enjeux systémiques

En plus du travail invisible qui pèse sur les épaules des femmes, il y a aussi la charge mentale. Comme l’explique Pénélope Codello, il faut effectuer un immense travail sur soi pour ne pas être avalé par la culpabilité devant les responsabilités professionnelles qui grugent du temps en famille. «Cela signifie accompagner les femmes sur ces enjeux-là et partager cette charge mentale. Je me souviens d’avoir interviewé Dominique Anglade, l’ancienne cheffe du Parti libéral du Québec. Elle m’avait dit : “Malgré le soutien du père de mes enfants, je dois me répéter souvent qu’ils vont grandir et être sains d’esprit, même si je ne suis pas là à tout moment”. Elle racontait qu’elle devait s’efforcer de se rappeler qu’elle n’était pas une mauvaise mère.» La professeure pointe à nouveau du doigt les exigences pernicieuses de la performance. «La pression constante est un véritable cercle vicieux. Je pense qu’au bout du compte, personne ne se retrouve dans les énormes attentes des organisations. Ni les femmes ni les hommes.»

Pénélope Codello croit toutefois que les consciences évoluent. «La difficulté, c’est que les enjeux sont systémiques! Malgré la mise en place de formations, malgré l’accompagnement des organisations, le système est encore profondément basé sur une forme de reproduction sociale genrée.» Et tous les tenants de la féminisation s’entendent : dès qu’il est question de transformer un système, il faut commencer par l’éducation.

Abondant dans le même sens, Tania Saba, fondatrice et titulaire de la Chaire BMO en diversité et gouvernance de l’Université de Montréal et professeure titulaire à l’École de relations industrielles, juge que le modèle unique a été assez répliqué et qu’il est à l’avantage des femmes d’explorer d’autres modes de leadership. «Les paramètres à la base des organisations sont teintés de discrimination systémique, encore et encore. Il y a peut-être davantage de diversité aux postes d’entrée, mais on ne verra pas ces personnes évoluer dans l’entreprise par la suite. La féminisation est un premier pas ; elle ouvre à la diversité et je préfère utiliser ce terme, car il y a aussi les femmes racisées, autochtones, en situation de handicap… et autant d’hommes dans ces situations», dit-elle. Insistant sur les avantages de cette diversité qui enrichit les prises de décision, elle ajoute que les données témoignent de retombées irréfutables en ce sens et prouvent qu’une multiplicité d’opinions autour d’une même table mène à des décisions efficaces et porteuses.

Un accueil inconditionnel

Selon Tania Saba, la résistance vient en grande partie de notre tendance à catégoriser pour mieux anticiper la réaction de l’autre. Et puis, il est vrai que l’homogénéité est plus facile à gérer : «Quand les gens pensent tous de la même manière, on n’a pas besoin de développer des repères différents. On utilise tous les mêmes paramètres», ajoute-t-elle.

Toutefois, la société évolue dans des environnements où plane une constante incertitude, que celle-ci soit liée à une technologie encore plus complexe ou aux nombreux défis auxquels fait face l’humanité. En période d’instabilité, la diversité décuple les idées et les manières de réfléchir, et permet d’éviter de nombreux biais qui peuvent avoir des conséquences sérieuses sur une organisation.

Comme ses collègues, Tania Saba croit que la féminisation du leadership ouvre sur l’inclusion. Et qu’il faut continuer d’en parler haut et fort. «En 2021, 55% des sociétés cotées en bourse n’avaient encore aucune femme à leur conseil d’administration : c’est un problème. Il y a encore cette idée persistante qu’une femme recrutée à un poste stratégique, c’est un poste perdu pour un homme. On ne voit pas ça comme un avantage pour tout le monde!»

Pour Élisabeth Deschênes, PDG de ZA Cabinet d’architecture de marques et communication et cofondatrice de l’Alliance de la féminisation du leadership, une des plus grandes barrières à la féminisation est certainement la peur d’être exclu. «Quand on parle d’inclusion, c’est qu’il y a risque d’exclusion. Certains hommes ont peur d’être exclus ; des femmes et des communautés culturelles se sentent exclues. Ce n’est pas un problème lié aux individus, c’est un enjeu systémique.» Engagée au quotidien dans cette cause, elle croit que le problème vient du fait qu’il y a encore des gagnants et des perdants, alors qu’un vieux modèle de leadership de pouvoir laisse dans l’ombre un leadership d’influence. Selon elle, c’est de là que viendrait ce déséquilibre persistant.

Présidente du conseil de l’association d’entraide du Chaînon, Élisabeth Deschênes raconte qu’elle a eu une révélation en apprenant le principe fondateur de l’organisme : l’accueil inconditionnel. «J’ai compris que le leadership doit s’incarner dans un accueil sans réserve qui laisse une place à chacun, pour permettre à tous de se réaliser pleinement. C’est ainsi qu’on agit sur le déséquilibre.»

Leadership rêvé

Ce déséquilibre dont parle Élisabeth Deschênes réside dans les préjugés multiples que nous avons tous. «J’ai des biais, vous avez des biais. Le monde des affaires a des biais et il est encore imprégné d’une culture managériale directionnelle, souvent unidirectionnelle. Changer et s’adapter est douloureux pour les chefs d’entreprise. Ce déséquilibre affecte principalement les communautés vulnérables. Il y a énormément d’inégalités et de détresse dans les organisations. Pour moi, féminiser le leadership, c’est agir sur les inégalités.» Aucunement découragée devant l’immensité de la tâche, l’entrepreneure croit que les leaders doivent être des «idéalistes-activistes», afin de transformer les organisations et la société.

Pour que la féminisation du leadership incarne plus qu’un idéal, pour qu’elle contribue à ancrer diverses manières de concevoir le management et les prises de décision, il faut effectivement passer à l’action. Mais aussi, s’accorder le temps de réflexion qui permettra de mieux se connaître, de se respecter et d’incarner le leadership qui correspond à ce qu’on est, avec ses particularités et ses forces. «C’est la meilleure façon d’apporter une plus grande valeur et, tout à la fois, de déconstruire le modèle unique», juge Pénélope Codello.

Ce temps de réflexion favorisera également l’autocritique et l’écoute. «Dans notre société, ce n’est pas facile de ne pas être dans l’action, lance en riant Johanne Turbide. Je rêve d’un leadership qui prend davantage son temps. Je rêve aussi d’un leadership collaboratif qui permet d’apprendre des autres, de faire autrement, d’agir ensemble, et qui s’ouvre à la richesse de chaque personne. On profiterait alors de l’intelligence collective.»

Pour transformer les organisations

Créée à l’automne 2020 à l’initiative d’Élisabeth Deschênes, de concert avec Ruth Vachon, du Réseau des femmes d’affaires du Québec, et Danièle Bergeron, de la Société des leaders de marques, l’Alliance de la féminisation du leadership est un groupe de travail sur la féminisation du leadership qui souhaite réfléchir, écrire et agir pour définir une véritable stratégie de transformation des organisations. Cette alliance rassemble les organismes qui oeuvrent déjà à cette cause afin de créer des ponts et de déployer les ressources nécessaires pour favoriser les changements. Selon Élisabeth Deschênes, évoluer en vases clos équivaut à travailler en silence, alors qu’un discours commun décuple la puissance d’action. À l’heure actuelle, près de 200 leaders venus de tous horizons en sont membres.

Comme l’explique Élisabeth Deschênes, la féminisation du leadership est une façon d’être, une posture mentale et stratégique qui fait appel à un leadership plus humain, plus bienveillant, plus conscient et plus inclusif. «C’est une alliance démocratique, un catalyseur dont l’ambition est d’agir sur le plan de l’éducation et de la communication, de rédiger ensemble un guide de pratiques organisationnelles porteuses de sens et d’influer sur les infrastructures et la gouvernance des organisations. Un travail de fond, un projet de société à long terme.»

Article publié dans l'édition Été 2023 de Gestion