Les temps changent et le monde des organisations aussi, de manière à la fois rapide et profonde… tout comme votre représentation du leadership.

L’accélération de la pression à la performance dans un contexte économique hautement bousculé, tout comme la dématérialisation des interrelations humaines à la faveur des plateformes virtuelles et des réseaux sociaux, réduit l’importance relative accordée à la réflexion et à la relation, perçues comme contre-productives dans un système de valeur qui associe rapidité, résultats et performance.

La pression devient alors extrême pour les gestionnaires, à qui il est demandé d’exercer un leadership de transformation, à la fois agile et innovant, visionnaire et en proximité, centré autant sur la performance que sur la mobilisation.

Dans ce contexte, quelle forme de leadership convient-il d’inventer en dehors des sentiers battus? Et comment tirer le meilleur de la diversité des genres?

Comme leader, il devient essentiel de repenser votre perception de la réussite comme celle de l’ambition, et de réévaluer votre positionnement, en précisant à la fois le sens à donner à votre leadership et les leviers sur lesquels vous devez agir pour exercer votre influence.

Cette question se pose avec une acuité particulière pour les leaders féminines. Tandis que se multiplient les initiatives visant à les soutenir dans l’affirmation de leur ambition et de leur leadership, dans le même temps, des femmes à haut niveau de responsabilité – dans la société ou dans le monde des affaires – sont stigmatisées, suspectées d’agir de manière autocrate et d’avoir cédé au goût du pouvoir et de la domination.

Par un effet de généralisation, il serait dangereux, toutefois, d’utiliser de tels exemples pour en déduire que les femmes dirigeantes exercent inévitablement un leadership directif et toxique.

Les observations faites sur des équipes de direction témoignent d’approches beaucoup plus riches et plus nuancées que cela, autour de formes de leadership associant non seulement collégialité, respect d’autrui et courage managérial, mais aussi vision stratégique et capacité à décider de manière juste.

Repenser les cadres de référence en matière de leadership

Un cadre de pensée intéressant et qui inspire les travaux et approches de certains psychosociologues depuis plusieurs années est celui de Carl Gustav Jung, médecin psychiatre suisse et fondateur de la psychologie analytique, et plus particulièrement son approche autour du « principe masculin » et du « principe féminin »1.

Jung énonce ainsi la présence, chez tout être humain, d’une dualité masculine et féminine. Le principe féminin, nommé anima, désigne la composante féminine inconsciente de l’homme et favorise à la fois une sensibilité, une capacité de relation profonde avec lui-même et les autres ainsi qu’un accès à l’intuition, à la réceptivité, au corps et au silence.

Le principe masculin, nommé animus, désigne quant à lui la composante masculine inconsciente chez la femme, qui non seulement amplifie la capacité de cette dernière à accéder à l’analyse et à la réflexion de même que sa facilité à prendre des initiatives et à agir, mais lui permet également d’atteindre une sagesse et une capacité de recul.

Cette approche fait écho aux deux axes de leadership que nous propose François Héon, psychologue du travail : l’axe intentionnel et l’axe appréciatif. Ces deux axes sont complémentaires aux deux principes de Jung en positionnant, dans les décisions ou situations de la vie, ce que nous voulons et ce que nous apprécions.

Ainsi donc, un leadership harmonieux repose sur la capacité des leaders masculins à développer leur anima positif, et sur celle des leaders de sexe féminin à renforcer leur animus positif.

Dans le cas contraire, l’anima négatif, chez les leaders masculins, se traduit par un désir de possession et de contrôle de l’autre, sans oublier une peur du domaine des émotions et de la sensibilité. Du côté des leaders féminines, l’animus négatif se manifeste par une hyperactivité et de la brusquerie, de même que par un rapport difficile au pouvoir et à la parole juste et par une difficulté à entreprendre des actions qui font sens.

Une telle approche illustre la nécessité de cultiver des modèles de leadership moins clivants, qui encouragent les leaders – peu importe s’ils sont de sexe masculin ou féminin – à apprivoiser leurs sensibilité et vulnérabilité ainsi que leur capacité à décider et à être orienté sur les résultats.

Bien entendu, tout cela devient un véritable défi dans des organisations plus traditionnelles, où la culture de leadership dominante est associée aux stéréotypes masculins, avec des comportements qui traduisent un anima comme un animus négatifs, dans lequel toute vulnérabilité est taboue.

Ces dernières années, psychosociologues et psychologues du travail se font approcher fréquemment par des organisations constatant les départs – pour un congé de maladie ou pour cause de démission – de leaders féminines pourtant hautement performantes, soumises qu’elles sont à des attaques croissantes de la part de gens dans leur milieu.

Les activités de développement qui sont mises en place pour soutenir des groupes de leaders féminines dans leur capacité à prendre leur place ou à l’assumer ont révélé un clivage à l’intérieur même de ces groupes. Une partie des participantes (qui, souvent, exercent leur leadership dans des milieux professionnels à dominante masculine) prônent l’exercice d’un leadership fort, sans aucune place à la sensibilité ou à la vulnérabilité, lesquelles sont associées à de la faiblesse. D’autres participantes militent de leur côté en faveur d’approches misant sur l’intelligence émotionnelle et politique. À la lumière de tout cela, il n’est pas étonnant de rencontrer, dans de telles organisations, des leaders féminines qui ont intériorisé une culture dominante assise sur une vision archaïque et tronquée du leadership.Un constat s’impose : les actions qui ciblent des leaders de sexe féminin sont intéressantes et nécessaires, mais pas suffisantes. Sous couvert de favoriser l’affirmation de ces leaders, l’un des risques serait de créer des girls’ clubs – sur le modèle des boys’ clubs –, reproduisant ni plus ni moins un modèle de leadership qui repose sur une vision simpliste et réductrice de la réussite et de l’ambition, définies exclusivement par l’accès au pouvoir et à la richesse2.

Le principal enjeu ici est assurément la capacité des organisations à faire évoluer leur culture organisationnelle en intégrant un principe masculin et un principe féminin justes, gages de croissance durable pour les entreprises.

Comment les entreprises doivent-elles s’y prendre?

Tout d’abord en repensant les critères de sélection des hauts dirigeants et les profils de leadership, pour s’assurer de recruter des personnes qui ont la capacité d’intégrer le principe masculin et féminin.

Ensuite, en s’assurant que les leaders ayant un principe masculin fort – qu’ils soient hommes ou femmes – s’entourent de leaders, hommes ou femmes, faisant montre d’un principe féminin bien développé.

Enfin, en valorisant l’intelligence collective, la diversité sous toutes ses formes, la communication relationnelle, l’intelligence émotionnelle, la créativité et la pensée complexe.

Quelles sont donc les initiatives les plus fécondes? Ce sont celles qui favorisent l’échange et la transformation des représentations en remettant en question les modèles mentaux et les cultures en place; pensons ici aux groupes de codéveloppement, au mentorat de même qu’aux parcours de leadership fondés sur les principes de l’apprentissage dans l’action et sur l’échange d’expériences plutôt que sur des approches théoriques traditionnelles.


Notes                                                  

1. À lire à ce sujet : L’âme et le soi, de Jung, paru en 1990 aux éditions Albin Michel, et La crise du milieu de vie, de Lisbeth von Benedek, paru en 2010 aux éditions Eyrolles; un excellent ouvrage pour comprendre l’importance du dialogue entre l’animus et l’anima.

2. À lire à ce sujet : «La naissance des girls’ clubs», de Chantal Gravel («Libre opinion», Le Devoir, 22 octobre 2021).