Dans le discours commun daujourdhui, les termes leader et gestionnaire samalgament, laissant flotter lidée quils sont synonymes et interchangeables. Les mots se confondent et ajoutent à la confusion des rôles, des fonctions, des attentes. Lumière sur la force du management.

L’auteur et consultant américain Jim Collins signait en 2008 la préface d’une version entièrement mise à jour d’un célèbre ouvrage du père de la gestion moderne décédé en 2005, Peter F. Drucker, intitulé Management. Il y soulignait qu’un leader qui ne sait pas gérer est dangereux pour son organisation, et plus encore pour la société. Selon Drucker, ce sont les gestionnaires qui permettent la cohérence dans une organisation et qui font que les choses arrivent.

Mais de qui parle-t-on vraiment lorsqu’on utilise le terme leader pour désigner à la fois l’entrepreneur, le directeur général, le chef d’équipe et le gestionnaire d’une organisation? Le leadership, ce don ultime que tout dirigeant espère posséder, embrouille la compréhension générale tout en faisant ombrage à la gestion. «Cette croyance selon laquelle le gestionnaire est ennuyant parce qu’il fait de la gestion et qu’il n’a pas nécessairement de leadership est regrettable. Cela dit, c’est parfois vrai, car certains cadres n’ont aucun leadership. Mais ce sont d’excellents gestionnaires. Les mettre en opposition n’est pas constructif», plaide Estelle M. Morin, psychologue et professeure titulaire au Département de management de HEC Montréal.

L’utilité du leadership

Le concept de leadership est associé à une fonction sociale partagée. Il fait également référence à un trait de personnalité, celui d’avoir de l’ascendant. «Toutefois, tout le monde n’a pas ce besoin d’influencer les autres», explique Estelle M. Morin. Par ailleurs, un individu qui a foncièrement de l’ascendant exercera probablement du leadership dans les groupes auxquels il appartient, mais ce n’est pas une condition nécessaire et suffisante. Encore faut-il que la manière dont il agit soit cohérente avec la culture du groupe. «Il faut beaucoup d’intelligence émotionnelle pour être capable d’adapter notre manière de s’exprimer et d’agir afin que le groupe accueille positivement notre influence.»

Pour recadrer le leadership sur sa véritable nature, il importe de rappeler qu’il n’est pas une position sociale. «C’est plutôt un type de fonction, un rôle tenu par une personne dans une équipe et qui permet d’entraîner les autres vers quelque chose, spécifie la professeure. Un individu peut avoir beaucoup de leadership pour résoudre des problèmes techniques, moins pour résoudre des conflits.» Ainsi, dans une même équipe, plusieurs pourront démontrer du leadership, mais dans des fonctions sociales différentes.

De manière générale, trois fonctions garantissent le bon fonctionnement d’une équipe, résume Estelle M. Morin. «Il y a tout d’abord la fonction opérationnelle, qui exige des habiletés à réaliser le travail pour que les projets aboutissent. Vient ensuite la fonction sociale, qui requiert des habiletés comme l’empathie et qui amène les gens à collaborer. Finalement, la fonction d’entretien, dont on parle rarement, favorise la rétroaction afin que tous les membres d’une équipe puissent perfectionner leurs façons de faire. Ces fonctions peuvent se combiner; on peut démontrer du leadership dans l’une ou l’autre, et pas forcément dans les trois.»

À la recherche du«grand homme»

La confusion entre leadership et management s’expliquerait par une quête qui conduit à un cul-de-sac. «Au 19e siècle, les penseurs étaient à la recherche du “grand homme”. Quels traits de personnalité caractérisent ces personnes qui ont de l’influence? Si nous pouvions réussir à définir ces traits, alors nous pourrions adapter nos enseignements», dit la professeure. Au cours du siècle dernier, nous avons compris qu’aucun de ces individus ayant marqué son milieu d’une manière ou d’une autre ne correspondait à un profil précis. Chaque personne est unique. Et on dirige... comme on est.

«Malheureusement, il semble que nous tentions encore, tant bien que mal, de mettre de l’avant certaines personnes ayant de l’influence, notamment en glorifiant certains dirigeants et leur leadership. Nous les admirons, nous les applaudissons, puis nous leur reprochons leurs comportements. Nous avons fait de Steve Jobs, par exemple, un modèle plus grand que nature pour ensuite l’accuser de narcissisme», poursuit-elle. En fait, ce ne sont pas tant les traits de personnalité qui comptent, ce sont les habiletés émotionnelles. Évidemment, il faut une dose minimale d’intelligence pour être capable de comprendre un groupe et de décoder ce dont il a besoin.

La psychologue déplore que tous ces modèles de personnalité soient souvent montés en épingle, qu’ils séduisent au point d’être glorifiés. Ils finissent par paver la voie aux profils narcissiques. «Ensuite, nous nous plaignons du fait que ces leaders sont aux commandes! Un conseil : n’essayez pas d’imiter quelqu’un d’autre. C’est plutôt en misant sur votre désir de réalisation que vous stimulerez votre capacité à influencer les autres. Vous devez aussi savoir écouter le groupe. Si vous n’êtes pas la bonne personne pour répondre aux besoins des employés, vous devriez céder la place à quelqu’un d’autre» dit-elle.

Le retour du management

Pour Estelle M. Morin, il est grand temps de revenir aux bases du management. «Les inquiétudes économiques font régulièrement les manchettes. Si nous désirons parler de productivité et de rentabilité, ce n’est pas de leaders que nous avons besoin, c’est de gestionnaires. D’individus qui savent gérer.» Si l’un n’exclut pas l’autre, il reste que le management est plus complexe que le leadership. «Le leadership s’appuie sur des habiletés émotionnelles, que l’on peut développer. Tout le monde peut avoir du leadership, mais tout le monde ne peut pas accomplir des tâches de gestion.»

Citant Peter F. Drucker, la professeure rappelle que le management joue deux rôles essentiels : diriger une équipe pour qu’elle soit efficace et veiller à l’innovation, une position qui exige du recul. «Un bon gestionnaire sait lire des états financiers, développer une pensée stratégique, soutenir les personnes dans le travail à accomplir.» Le leadership a sa place, évidemment, mais le leader glorieux, lui, éclipse l’idée de cohésion et de collaboration, puisque ce qui est mis de l’avant, c’est l’individu. Alors, un leader glorieux est-il un bon gestionnaire? Poser la question, c’est déjà y répondre un peu.

Article publié dans l’édition Printemps 2024 de Gestion