Article publié dans l'édition Printemps 2022 de Gestion

Le Québec éprouve depuis longtemps des problèmes à offrir aux aînés des soins à domicile. De nouvelles approches de l’organisation du travail basées sur l’autogouvernance pourraient-elles aider à améliorer les services?

La pandémie de COVID-19 a tragiquement illustré les risques courus lorsqu’on concentre un grand nombre de personnes âgées dans un même établissement. Selon les données diffusées en novembre 2021, 71,6% des décès liés à l’épidémie au Québec ont eu lieu dans un tel milieu de vie collectif. Près de la moitié des décès se sont produits dans un centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD)[1].

«Les dangers d’éclosions d’infections y sont nettement plus élevés que si on reste à son domicile, pour la COVID-19 notamment, mais aussi pour d’autres maladies comme l’influenza», souligne Réjean Hébert, professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal. L’entrée en institution aurait également un effet négatif, entre autres pour les personnes souffrant de pertes cognitives, qui se trouvent privées de leurs repères.

Malgré les avantages connus du maintien à domicile, près de 10% des 65 ans et plus au Québec vivent dans des établissements de soins de longue durée, contre 6,8% au Canada et à peine 4% en France, en Allemagne ou aux Pays-Bas, selon une récente étude de l’Institut du Québec[2]. À ce rythme, nous devrons doubler le nombre de places en CHSLD d’ici 20 ans pour nous adapter au vieillissement de la population. De plus, 10,5% des Québécois de plus de 75 ans habitent dans une résidence privée pour aînés (RPA). C’est trois fois plus qu’en Ontario.

Un virage nécessaire

Le rapport de l’Institut du Québec montre que c’est l’impossibilité de recevoir des soins de maintien à domicile qui explique cet exode des aînés vers les CHSLD ou les RPA, et non un souhait personnel ou des considérations financières.

«Depuis 25 ans, les dépenses du gouvernement du Québec pour ce qui est du soutien de l’autonomie des personnes âgées n’ont pas suivi l’augmentation du nombre de ces personnes et la croissance de leurs besoins », résume Alain Dubuc, professeur associé à HEC Montréal et auteur du document. Le Québec ne consacre que 1,3% de son PIB au soutien des aînés, contre 1,9% en France et 3,5% aux Pays-Bas.

Afin de répondre à la double pression, financière et démographique, qu’il affrontera au cours des prochaines années, le Québec devra effectuer un virage vers les soins à domicile, croit le professeur. «Cela exigera de nouveaux financements, mais le plus grand défi se posera du côté des changements structurels et culturels, notamment pour repenser le modèle très “hospitalo-centriste” des soins à domicile, qui repose sur les établissements plutôt que sur les services», ajoute-t-il. Plus des deux tiers des fonds alloués à l’autonomie des personnes âgées sont consacrés à des CHSLD et à des ressources intermédiaires et de type familial (RI-RTF), indique le rapport de l’Institut.

Cette culture génère des effets bien réels. En 2013-2014, le gouvernement au sein duquel Réjean Hébert agissait à titre de ministre de la Santé et des Services sociaux et ministre responsable des Aînés a investi 110 millions de dollars supplémentaires pour les soins à domicile, l’équivalent de 20% de la base budgétaire.

«En 2015, j’ai analysé l’impact de ce réinvestissement, confie l’ex-ministre. Or, l’étude longitudinale qui recensait l’ensemble des services à domicile utilisés par les personnes âgées de Sherbrooke – où le budget avait augmenté de quatre millions de dollars – a démontré une forte diminution de ces services entre 2011 et 2015.» Selon lui, cela indique que l’argent frais a été siphonné par les établissements de santé pour répondre à d’autres priorités.

Miser sur l’autogouvernance

D’après Alain Dubuc, cette approche très institutionnelle complique la gestion des soins à domicile, qui se retrouvent aux frontières de la santé et du bien-être et qui exigent l’engagement de milieux publics, communautaires, privés et familiaux. «Notre système gère mal ces zones grises», affirme-t-il.

Pour réorganiser son offre de services de soins à domicile, le Québec pourrait s’inspirer de Buurtzorg, une organisation fondée aux Pays-Bas en 2006. À cette époque, ce pays tentait de surmonter de nombreux défis semblables aux nôtres dans ce domaine : fragmentation des services, coûts élevés, pénurie d’infirmières, etc.

Jos de Blok – lui-même ex-infirmier communautaire – a alors créé Buurtzorg, une organisation à but non lucratif de soins infirmiers à domicile dotée d’un modèle de gestion très décentralisée. Son approche repose dès lors sur l’autogouvernance et l’autonomie des employés. Elle a complètement bouleversé les soins à domicile dans ce pays. En 2010, une analyse de KPMG montrait que ce modèle réduisait de 40% les dépenses d’aide et de soins pour chaque personne accompagnée. Les études sur les taux de satisfaction de la clientèle lui sont aussi très favorables. L’approche a été exportée dans 24 autres États.

«Au tournant des années 2000, le travail des infirmières en soins à domicile était dirigé par le haut de la hiérarchie, relate Jos de Blok. La bureaucratie était lourde et le personnel infirmier jouissait de peu d’autonomie. Cela engendrait de la frustration, et des gens abandonnaient même le métier. Une meilleure approche devenait nécessaire.»

Des équipes autonomes

Buurtzorg compte plus de 10 000 employés, mais seulement une cinquantaine travaillent au siège social. L’organisation mise sur plusieurs centaines d’équipes autonomes de 10 à 12 infirmières, qui servent une cinquantaine de patients sur un territoire bien délimité. Cela leur permet de rester près de leurs patients, directement dans leurs milieux.

Le personnel infirmier s’occupe des soins et de la gestion, y compris l’inscription de nouveaux patients, l’aménagement des horaires, la résolution de conflits, l’administration et même le choix et la location des bureaux. Cette responsabilisation des infirmières favoriserait le développement d’une culture organisationnelle basée sur l’innovation et la résolution de problèmes, qui met l’accent sur les résultats et non sur les tâches. «Elles contrôlent leur travail et sentent que nous leur faisons confiance, avance Jos de Blok. Pour cette raison, elles sont très investies dans leur mission et font preuve d’une grande créativité.»

Chaque équipe peut se référer à un coach, qui appuie entre 40 et 50 équipes. «Le rôle du gestionnaire n’est plus de contrôler, d’organiser le travail ou de décider pour les employés, mais plutôt d’accompagner les équipes et de les aider à trouver des solutions à des problèmes», précise le professeur émérite à HEC Montréal Réal Jacob, qui a étudié attentivement l’organisation Buurtzorg.

Les infirmières doivent donc apprendre à jouer de nouveaux rôles, notamment ceux liés à la gestion. «Dans les grandes bureaucraties professionnelles, c’est un virage difficile à prendre, puisque les gens occupent des postes très individualisés avec des définitions de tâches précises, des conventions collectives, des actes réservés, etc. Cela complique la transition vers des modèles de type Buurtzorg», poursuit Réal Jacob.

En 2015, lorsque Buurtzorg a racheté TSN, une entreprise de services d’aide domestique à domicile, elle a d’ailleurs repris les travailleurs de première ligne, mais pas les gestionnaires ni les directeurs. «Nous avons composé des équipes d’une dizaine de personnes, et elles se sont organisées elles-mêmes assez rapidement, avec l’appui de coordonnateurs régionaux, souligne Jos de Blok. Ces travailleurs ont fait preuve de beaucoup d’adaptation et de créativité.»

Il ajoute que la décentralisation et l’autonomie n’empêchent pas d’appliquer des normes communes sur tous les territoires, afin d’éviter de se retrouver avec des services de qualité variable. «Ce qui change, c’est l’organisation du travail et la livraison des soins, qui s’effectuent dans un partenariat étroit avec les aînés, leurs familles et les réseaux qui existent dans le quartier», explique-t-il.

Réal Jacob juge tout à fait cruciale la plateforme virtuelle créée par Buurtzorg. En effet, le Buurtzorg Web joue un rôle clé dans la circulation des informations et la transmission des connaissances et des innovations développées localement. Cette plateforme facilite les contacts rapides et le partage d’expertise entre membres des différentes équipes. Les questions peuvent être posées en ligne sur une page similaire à un mur Facebook et susciter plusieurs réponses. «Plus votre organisation est décentralisée, plus l’information doit pouvoir circuler prestement et clairement», résume Réal Jacob.

Cette approche aurait été particulièrement efficace pendant la pandémie. Chez Buurtzorg, «les infirmières n’attendaient pas l’imposition de normes ou de consignes venues d’en haut, analyse Jos de Blok. Nous avons mis sur pied une cellule de crise qui conseille les équipes et transmet de l’information. Les infirmières font preuve de flexibilité et apprennent rapidement de leurs collègues qui ont fait face au virus.»

Changer progressivement

Jean Weidmann a longtemps enseigné la gestion des ressources humaines en Suisse et s’est sérieusement intéressé aux approches qui misent sur les équipes autonomes. «Ces stratégies comportent plusieurs avantages, mais aussi certains risques», reconnaît-il. Ses recherches démontrent que l’autonomie motive les travailleurs et contribue à les mobiliser. Elle susciterait également plus d’initiative, puisque les équipes n’attendent pas de solutions ou d’autorisations en provenance d’une instance supérieure. Elles osent donc davantage et leurs décisions se prennent plus rapidement.

«Il faut toutefois s’assurer d’établir un cadre clair afin de concilier l’autonomie des équipes et l’orientation de la direction, et de voir au respect de certaines normes», prévient Jean Weidmann. Il précise que ses recherches ont aussi fait ressortir des cas où l’autonomie débouche sur une suresponsabilisation des travailleurs et engendre des risques d’épuisement. «Nous sentons régulièrement une certaine frustration lorsque la rémunération n’est pas alignée sur le degré de responsabilités», note-t-il. Quand une organisation déjà dotée d’une structure et d’une culture essaie d’implanter ces modèles, elle se heurte donc à des résistances. D’ailleurs, certains employés n’ont pas envie d’obtenir plus d’autonomie, car ils la perçoivent surtout comme une augmentation de leurs responsabilités et de leur charge de travail.

«L’autogouvernance permet aux gens de donner du sens à leur travail, mais il faut toujours tenir compte du contexte dans lequel on tente de la déployer, croit Jean Weidmann. Nous ne pouvons pas simplement prendre un modèle qui a fonctionné ailleurs et l’implanter dans notre organisation. Mais en démarrant lentement, avec des projets pilotes, il est possible d’obtenir un résultat fort intéressant.»


Notes

[1] «Données COVID-19 au Québec – Répartition des décès selon la région sociosanitaire et le milieu de vie» (document en ligne), Institut national de santé publique du Québec, 22 novembre 2021.

[2] Dubuc, A., «Soins à domicile : le statu quo ne sera plus possible» (document en ligne), Institut du Québec, août 2021, 73 pages.