Déployer une stratégie au sein d’une organisation constitue un défi permanent pour les dirigeants. En effet, si la formulation de la stratégie capte d’emblée toute leur attention, on ne peut pas toujours en dire autant de sa mise en œuvre. Trop souvent, les gestionnaires tiennent pour acquis que ces grands objectifs généreront naturellement des sous-objectifs et chacun y travaillera sans ambages. Comment la méthode hoshin kanri pourrait-elle alors leur venir en aide?

Un sondage mené il y a 20 ans montrait déjà la préoccupation qu’avaient les gestionnaires en ce qui a trait à la mise en œuvre d’une stratégie organisationnelle. En effet, seulement 43% d’entre eux considéraient la stratégie de leur entreprise comme réussie ou très réussie[1].

La situation ne semble pas avoir changé depuis. Une étude réalisée auprès de quelque 8 000 gestionnaires dans plus de 250 entreprises montre que de nombreuses croyances erronées subsistent quant à l’exécution de la stratégie organisationnelle[2]. Selon une des idées répandues, cette mise en œuvre exige qu’on s’en tienne au plan. Tout écart par rapport à celui-ci est vu comme un manque de discipline. Un autre exemple marquant de fausse croyance est qu’une culture axée sur la performance favorise l’exécution. Or, lorsque l’accent est mis de manière excessive sur les résultats, la mise en œuvre de la stratégie peut en pâtir.

Bien qu’elle existe, la littérature sur la mise en œuvre de la stratégie demeure limitée par rapport aux obstacles que celle-ci impose aux entreprises. En effet, les pièges principaux sont nombreux : manque d’agilité, lenteur d’adaptation face à l’évolution du marché, importance excessive accordée à la performance et communication inadéquate de l’information entre les individus et les unités d’affaires.

Pour répondre à ces défis, plusieurs organisations se tournent vers la méthode hoshin kanri, introduite au Japon dans les années 1960 alors que les entreprises luttaient pour devenir compétitives dans l’économie ouverte de l’après-guerre. En japonais, le terme hõshin désigne une aiguille de boussole ou une direction, tandis que le mot kanri renvoie au management ou au contrôle. Ainsi, le hoshin kanri fait référence au processus annuel rigoureux de planification et de mise en œuvre de la stratégie organisationnelle qui permet d’encadrer l’ensemble des efforts de façon à les harmoniser aux priorités organisationnelles.

La méthode hoshin kanri s’appuie sur un processus itératif de consultation et d’analyse qui permet d’établir un dialogue entre les divers niveaux hiérarchiques (processus d’allers-retours), pour en arriver à une collaboration et à un engagement de tous les membres de l’organisation à l’égard des cibles à atteindre[3]. Cette conversation bilatérale est nommée catchball. Une fois le plan établi en fonction des défis clés que l’organisation doit relever, il s’agit ensuite de développer des objectifs mesurables qui répondent à ces enjeux, de créer des plans d’action pour atteindre ces objectifs et de les mettre en œuvre au sein de l’entreprise.

Bien qu’un processus formel soutienne cette approche, la méthode hoshin kanri repose sur l’expérimentation et l’apprentissage plutôt que sur l’évaluation à la lettre de l’atteinte des objectifs. En d’autres mots, un plan est une hypothèse, même si la plupart des gens ne le considèrent probablement pas comme tel. Ainsi, il ne faut pas s’attendre à pouvoir le suivre aveuglément; il faut être prêt à apprendre en cours de route et à apporter au besoin les modifications nécessaires[4]. Le processus devient donc plus important que l’atteinte même des objectifs.

Une exécution efficace de la stratégie

Selon Isao Yoshino[5], qui a été cadre pendant près de 40 ans chez Toyota et qui est aujourd’hui professeur associé à HEC Montréal, les gestionnaires ne devraient pas tourner leur attention vers l’outil ou vers la simple application d’un modèle, mais plutôt vers le processus de réflexion. Il souligne également l’importance de l’engagement des employés dans l’établissement du plan et dans les étapes subséquentes.

Pour l’expert japonais, l’application du hoshin kanri touche trois aspects : le développement des personnes (plutôt que le contrôle des personnes), l’importance du processus (plutôt que les résultats) et la gestion visuelle (plutôt que le langage verbal).

Le développement des personnes

Dans le hoshin kanri, l’engagement total des employés est nécessaire. «Ils doivent être convaincus que cette méthode est importante et qu’elle les aide à se développer. Si l’utilisation du hoshin kanri ne leur procure aucun avantage, ils ne s’investiront dans rien.» En fait, le hoshin kanri aide à clarifier les buts des personnes et renforce leur sentiment d’appartenance. Ceci passe par une préparation minutieuse du terrain qui commence avec le comportement du gestionnaire ; celui-ci peut, par exemple, faire l’exercice de réaliser son propre hoshin kanri sur le plan individuel. Les employés sont alors témoins de l’engagement de leur leader et suivront plus aisément la démarche proposée. Le gestionnaire sera en outre plus au fait des subtilités et des apprentissages que permet cette méthode et pourra ainsi transmettre cette connaissance lors des séances de coaching.

Pour Isao Yoshino, ce n’est qu’en expérimentant le hoshin kanri avec la tête et le corps qu’on se rend compte de ses bienfaits et qu’on parvient à maintenir l’intérêt pour l’appliquer de manière soutenue. L’expert souligne que cette méthode l’aide à réfléchir à ses propres capacités et à développer continuellement son portefeuille de compétences. D’ailleurs, lors de ses présentations sur le sujet, il n’hésite pas à partager son hoshin personnel, où l’on trouve sur une même feuille ses objectifs mesurables et les principaux jalons. Il souligne que beaucoup de gens parlent du hoshin kanri ou comprennent le processus, mais ne l’appliquent pas eux-mêmes. «Vous ne pouvez pas simplement le coacher : vous devez vous engager vous-même dans ce processus», ajoute-t-il.

L’importance du processus

Le processus mis en œuvre pour atteindre un but est tout aussi important que le résultat et représente un levier pour l’organisation. Isao Yoshino souligne que les processus sont une source de nouveaux apprentissages. «Se concentrer uniquement sur les résultats, c’est comme jouer à la loterie, dit-il. Si vous êtes chanceux, cela peut donner de bons résultats, mais ce n’est pas une stratégie durable.»

Afin de mener à bien le processus, Isao Yoshino insiste sur le fait qu’il ne faut pas vouloir tout réaliser; il faut éviter de courir plusieurs lièvres à la fois. Il faut faire des choix, et ces choix doivent s’appuyer sur des analyses fondées sur les faits qui tiennent compte à la fois des retombées potentielles et des ressources de l’organisation. De plus, il faut fixer des objectifs clairs et mesurables qu’on aura communiqués à toutes les personnes concernées et dont on aura discuté avec elles. Un des éléments clés, c’est le processus rigoureux de mesure et de vérification des progrès réalisés par rapport au plan initial, à mi-parcours et en fin d’année. L’objectif de cet exercice est d’identifier des occasions d’amélioration plutôt que de chercher des coupables.

La gestion visuelle

Le processus de gestion qui soutient la mise en œuvre de la stratégie est un processus visuel. Les objectifs doivent être présentés sur des fiches A3 et affichés, par exemple, dans une salle de pilotage (obeya en japonais). «Dans une obeya, environ 65% de la communication se fait de façon visuelle. Recevoir l’information de cette manière permet aux gestionnaires et aux dirigeants de saisir rapidement les enjeux[6].» En japonais, le concept utilisé est mieruka, qui signifie «visualisation». Isao Yoshino souligne qu’il n’est pas nécessaire de parler beaucoup. «Jetez simplement un coup d’œil au document : c’est un outil important, concis et très condensé qui présente tous les éléments clés à accomplir pendant l’année», précise-t-il. Ainsi, transmettre des informations sur des documents visuels favorise une rétention accrue des données. Les gestionnaires s’assurent alors que tout le monde les comprenne de la même façon.

En conclusion, en harmonisant la vision et la mise en œuvre de la stratégie à tous les niveaux de l’organisation, le hoshin kanri serait-il un antidote au proverbe japonais suivant : «La vision sans l’action est un rêve. L’action sans la vision est un cauchemar»?

 

 

Article publié dans l’édition Automne 2022 de Gestion


Références

[1] Hrebiniak, L. G., Making Strategy Work: Leading Effective Execution and Change, Upper Saddle River (New Jersey), Wharton School Publishing, 2005, 408 pages.

[2] Sull, S., Homkes, R., et Sull, C., «Pourquoi l’exécution de la stratégie échoue – et quelles sont les solutions?» (en ligne), Harvard Business Review France, novembre 2015.

[3] Landry, S., et Beaulieu, M., Lean, kata et système de gestion : réflexions, observations et récits d’organisation, Montréal, Éditions JFD, 2021, 479 pages.

[4] Landry, S., Bringing Scientific Thinking to Life: An introduction to Toyota Kata for next-generation business leaders (and those who would like to be), Montréal, Éditions JFD, 2022.

[5] Lire l’article de Barlow, J., «Les secrets du modèle Toyota», Gestion HEC Montréal, vol. 46, n° 4, hiver 2022, p. 90-95.

[6] MacPherson, S., Landry, S. et Lagacé, D., «Au-delà des chiffres : le côté humain des salles de pilotage», Gestion HEC Montréal, vol. 43, n° 3, automne 2018, p. 62-65.