Article publié dans l'édition automne 2016 de Gestion

De façon générale, il se produit une révolution industrielle à chaque génération. Mais peu de révolutions seront aussi bouleversantes pour le milieu des affaires que celles que nous nous apprêtons à vivre.

Il y a bien sûr l’avènement des voitures qui se conduiront toutes seules (et les conséquences en seront immenses, ne serait-ce que pour l’aménagement de nos villes) et l’intelligence artificielle (parfois appelée « Web 3.0 » et qui pourrait bien éliminer un emploi dit intelligent sur deux au cours des 15 ou 20 prochaines années). Cela étant, en ce qui concerne les entreprises et les marques, une des révolutions que nous sous-estimons actuellement est celle des objets connectés puisque, pour l’instant, l’offre actuelle demeure généralement futile (exemples : un pot de fleurs qui vous envoie un courriel pour vous avertir que votre plante a besoin d’eau ou des ampoules électriques à 90 $ dont on peut changer la couleur à partir de son téléphone).


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Des occasions et des risques

Mais c’est passer outre le potentiel beaucoup plus intéressant de ces technologies et toutes les répercussions qu’elles auront sur nos vies et sur les façons de faire des entreprises.

Imaginez votre réfrigérateur désormais intelligent et connecté. Non seulement celui-ci saura quand vous serez sur le point de manquer de lait frais et pourra vous en avertir à distance, mais il pourra également commander votre marque de lait préférée sur une plateforme commerciale alimentaire, de sorte que votre lait sera livré chez vous, sans effort, probablement par un drone, au cours des heures – voire des minutes – qui suivront. Pour les entreprises, cette nouvelle réalité constituera à la fois une gigantesque occasion et une menace tout aussi énorme, avec des effets majeurs dans plusieurs secteurs d’activité, de la communication-marketing au commerce de détail, notamment. En effet, en prenant le contrôle de nos achats routiniers – qui représentent généralement quelque 80 % de nos courses au supermarché –, ces objets connectés amèneront au moins trois conséquences.

La loyauté

La première conséquence aura trait à notre loyauté en tant que clients. Les spécialistes savent que nous tous, consommateurs, entretenons à la fois une certaine loyauté attitudinale à l’égard de nos marques préférées – c’est la loyauté du cœur, celle qui parle de notre affection, voire de notre amour pour certaines marques – et également une certaine loyauté comportementale – c’est la loyauté des pieds, en quelque sorte, celle qui fait en sorte qu’on rachète systématiquement les produits des mêmes marques sans trop y réfléchir. On sait très bien, au passage, que ces deux types de loyauté ne sont pas parfaitement corrélés, loin de là. (On a beau aimer d’amour sa marque de détergent, il arrive qu’on se laisse tenter par la marque concurrente, en solde ce jour-là !)

Or, depuis des lustres, les spécialistes du marketing se préoccupent de la loyauté déclinante des consommateurs, bien qu’ils en soient les premiers responsables. Rien n’est jamais acquis, soulignent-ils, et un client fidèle aujourd’hui pourrait très bien passer chez la concurrence demain matin, puis revenir après-demain, souvent à grands coups de communication-marketing coûteuse ou de rabais tout aussi onéreux.

Puisque nous jugerons dès lors plus compliqué de reprogrammer notre objet connecté pour changer de marque lors du prochain renouvellement d’un produit donné, nous deviendrons tous ni plus ni moins des clients automates, sans véritable loyauté attitudinale mais rachetant systématiquement les mêmes produits des mêmes marques, annulant du coup l’utilité de tout type de stratégie de rabais ou de communication-marketing, car nos objets connectés n’y seront probablement pas très sensibles. Pourquoi, en effet, devrait-on vous donner des rabais sur des produits que vous achetez déjà ou investir en publicité pour vous convaincre d’acheter telle ou telle marque alors que vous avez déjà largement délégué à un simple robot la tâche d’acheter ce dont vous avez besoin ?

Le déclin de l’innovation

Tout cela amène d’ailleurs une deuxième conséquence : le déclin de l’innovation dans les produits courants. Puisque nous serons tous des clients automates qui rachèteront systématiquement les mêmes produits, il n’y aura plus beaucoup d’intérêt à élaborer de nouvelles saveurs, de nouvelles versions, de nouveaux formats, à modifier le nombre de lames dans les rasoirs jetables ou à améliorer l’efficacité des détergents, car personne ne sera au rendez-vous pour s’en rendre compte et vouloir faire l’effort de reconfigurer son objet connecté en conséquence.

Globalement, nous risquons d’entrer dans une ère où les produits deviendront banalisés et le resteront.

Le commerce en ligne : (r)évolution

Enfin, c’est tout le commerce de détail qui sera touché de manière profonde par l’émergence des objets connectés. Déjà, le commerce en ligne a grandement changé la donne. Mais les bouleversements pourraient être encore plus importants pour ce secteur une fois que les objets connectés seront vraiment déployés.

Les consommateurs ont essentiellement deux modes de magasinage. Ils peuvent être en mission, à la recherche d’un ou de plusieurs produits particuliers, auquel cas tout ce qui nous empêche de compléter nos achats n’est que désagrément et obstacle à supprimer. C’est ce qu’on appelle le mode de magasinage télique. À l’inverse, ils peuvent plutôt être à la recherche d’une expérience de magasinage, faire du lèche-vitrines, flâner dans les boutiques, bref magasiner pour le plaisir de magasiner, sans autre but que de visiter les boutiques. C’est le mode de magasinage paratélique.


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Le commerce électronique a principalement transféré vers le Web les achats habituellement réalisés en mode télique. Cette paire de jeans dont vous rachetez systématiquement le même modèle depuis cinq ans se trouve très facilement en ligne, tout comme les livres ou les appareils électroniques, du moins lorsque vous savez précisément ce que vous recherchez. Pour l’instant, le commerce en ligne est une piètre option lorsque des conseils sont requis, mais les avancées en la matière sont majeures en ce moment.

À l’inverse, le magasinage en ligne n’est toujours pas, à l’heure actuelle, une expérience extrêmement plaisante pour les consommateurs moyens, surtout si on le compare à ce que les meilleurs centres commerciaux, boutiques et magasins offrent comme environnement.

Du marketing en ligne pour robots

Si l’évolution du commerce en ligne est un indicateur de ce qui se passera avec l’avènement des objets connectés, on peut déjà prédire la fin prochaine du commerce de détail de type télique. Quand votre marteau intelligent saura que vous êtes presque à court de clous et en aura recommandé pour vous, l’utilité d’une quincaillerie express aura disparu. Et quand votre pilulier connecté aura pris sur lui de renouveler votre ordonnance et de vous faire livrer vos médicaments chez vous, la pharmacie du coin n’aura plus de raison d’exister. Et si nos électroménagers en viennent à prendre l’initiative de commander ce dont nous avons besoin dans notre vie quotidienne, aurons-nous vraiment toujours besoin de supermarchés ? Ce sera ni plus ni moins une ère de consommation automatique, propulsée par un marketing destiné à ces robots… un marketing en ligne 4.0, en quelque sorte.

Ce qu’il en restera, ce seront des lieux offrant des interactions sociales et une expérience de vie, de divertissement et d’apprentissage – et pas seulement de magasinage – de grande qualité, où les chalands se retrouveront avec leurs semblables et où les achats possibles – non automatisés – de biens et de services seront intégrés à l’expérience sans en être le fil conducteur. Fini, les frontières physiques entre boutiques dans les centres commerciaux ; place aux lieux de rencontres et de spectacles, aux d’ateliers d’apprentissage ou de création, offerts ou présentés par des marques qui souhaiteront faire découvrir leurs produits ou leurs nouveautés aux groupes qu’elles cibleront.

Dans quelques années, on ira dans un centre commercial comme on se rend aujourd’hui au théâtre, à la bibliothèque ou dans un parc d’attractions : tout d’abord dans le but de vivre quelque chose, pas de consommer, même si la consommation fera nécessairement partie de ces portraits.

Et pour les entreprises ?

Devant cette révolution annoncée, les entreprises auront mieux fait de se préparer adéquatement en réévaluant tous leurs modèles d’affaires.

Tout d’abord, les marques de produits de consommation – habituellement très orientées sur des modèles d’affaires en vertu desquels elles vendent à des intermédiaires avant que ces derniers ne vendent finalement aux consommateurs (un modèle dit B2B2C) – devront apprendre à maîtriser l’art de la vente directe aux clients (ce qu’on appelle le B2C). Cela risque d’être révolutionnaire en soi puisque les marques sont actuellement organisées autour de quelques grands comptes clients avec une logistique axée sur de grosses commandes en nombre d’unités. Un modèle B2C impliquera beaucoup plus de très petits comptes (c’est-à-dire un compte par client individuel) et une logistique beaucoup plus fine où l’envoi typique ne sera plus un conteneur ou une palette mais plutôt une petite boîte contenant une seule unité d’un bien donné.

Ensuite, pour éviter de se faire prendre de court, les marques de produits de consommation devraient investir dans leurs propres objets connectés ou dans des alliances avec des fabricants de produits électroniques afin d’intégrer leurs produits aux prochaines générations d’objets connectés. En effet, si votre concurrent conçoit une bouteille connectée pour sa vodka ou une bouteille compatible avec le refroidisseur à vin connecté qui conquerra le marché alors que vous-même ne l’aurez pas fait, il se pourrait bien que la loyauté comportementale qui s’établira sera très difficile à modifier plus tard. L’effet de pionnier dont jouiront les premiers entrants crédibles sur ce marché sera vraisemblablement majeur. Mais encore faudra-t-il que les objets connectés qui seront lancés aient une véritable valeur ajoutée. Ainsi, une bouteille de vodka qui vous annoncerait chaque jour la quantité d’alcool qu’elle contiendrait n’aurait pas de grande utilité, mais une bouteille qui commanderait elle-même sa remplaçante le moment venu (et qui pourrait même prévoir, en fonction de vos habitudes de consommation, le meilleur moment pour en commander une autre afin de s’assurer que vous ne soyez jamais à sec) aurait une utilité certaine.

Les détaillants, quant à eux – et c’est là une recommandation qui ne date pas d’hier –, devront inéluctablement se mettre à l’heure d’une expérience-client renouvelée, fondée sur les principes du comportement paratélique. La plus grande difficulté consistera très certainement à accepter de faire passer au second plan la notion de commerce au profit de la notion d’expérience, de penser apprentissage, rencontres ou divertissement avant de penser boutique ou espace commercial. Chose certaine, cela étant, il y aura sans aucun doute beaucoup moins d’espaces commerciaux qu’aujourd’hui et probablement beaucoup plus de lieux de logistique et d’entrepôts.

Enfin, les fabricants d’équipements semi-durables ou durables gagneront beaucoup à revoir les frontières des diverses activités de la chaîne expérientielle du client. Par exemple, une marque de lave-linge qui concevra un appareil intelligent pourrait découvrir une occasion d’affaires majeure dans le fait d’élaborer sa propre marque de lessive, au conditionnement exclusif, de façon à capturer la valeur tout au long de la vie utile du lave-linge et non pas seulement au moment de sa vente. Au bout du compte, cette marque pourrait même envisager d’offrir gratuitement (ou à petit prix) ce lave-linge, sachant qu’elle dégagera ensuite de lucratives marges sur les rachats de lessive, un peu comme le font les fabricants d’imprimantes. Une des conséquences de tout cela, par ailleurs, pourrait bien être une consolidation du marché à la verticale, où les fabricants avaleront les fournisseurs de produits de consommation reliés, ou vice-versa, à l’instar du rachat de Gillette et Braun par Procter & Gamble il y a quelques années. On pourrait ainsi envisager le rachat du fabricant d’électroménagers Maytag par Colgate-Palmolive, par exemple.

Quoi qu’il en soit, l’avenir sera tout sauf business as usual.