On n’analyse pas le bien-fondé d’un projet que sur ses retombées économiques et financières à court terme. Une analyse éthique des bénéfices et des risques demande d’appréhender une multitude de variables sur le long terme. Par exemple, le fameux rapport sur l’évaluation du progrès social, rédigé par Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi, insiste sur le fait qu’il faut appréhender l’évolution sur une longue durée des conditions de vie économiques, sociales et environnementales des familles et des communautés.


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Au Québec, la préférence envers le court terme a failli être catastrophique. Durant la tempête du verglas de 1998, de nombreuses lignes électriques d’Hydro-Québec se sont effondrées, privant d’électricité près de la moitié des foyers au Québec, en plein hiver. Ces lignes étaient alors conçues pour supporter au mieux 45 millimètres de glace radiale. Cependant, en quelques jours, il est tombé entre 50 et 90 millimètres de verglas. L’action compétente de nombreux acteurs ainsi que des conditions météorologiques favorables ont permis d’éviter le pire, malgré plusieurs décès et des pertes matérielles et naturelles considérables. Comme on le fait souvent, les normes de l’époque furent basées sur les données scientifiques disponibles. Celles-ci avaient été révisées en 1974 par Hydro-Québec et Environnement Canada, à la suite d’ailleurs de la chute d’une soixantaine de pylônes causée par le givre entre 1969 et 1973. Il semblait alors raisonnable d’affirmer que, selon la période historique considérée, la conception des lignes était adéquate. Mais l’échelle de temps climatique est différente de l’échelle de temps institutionnelle. Ce n’est pas parce que des données collectées sur une trentaine d’années semblaient indiquer un seuil maximal de verglas que ce seuil n’a pas été dépassé dans l’histoire du Québec. Et c’est ce qu’indique une analyse historique qui respecte le long terme. Par exemple, le Père Le Jeune, contemporain de Samuel de Champlain, témoigne déjà du bruit des arbres qui craquent dans les forêts, sous l’action du gel. En 1892, la Société des ingénieurs civils relate qu’un capitaine de paquebot, mouillant dans les parages de Terre-Neuve, a failli perdre son navire, car le verglas « doublait tous ses cordages, formant sur les vergues et mâts un décimètre d’épaisseur ». En 1915, la défunte compagnie de Téléphone Nationale a perdu tous ses poteaux téléphoniques au Québec, en raison d’une pluie verglaçante. De plus, durant l’hiver 1942, plus de 50 millimètres de verglas se sont abattus sur le sud de la province. Ces exemples historiques illustrent que le seuil maximal envisagé par les normes en vigueur en 1998 était insuffisant pour faire face à la crise du verglas. Aujourd’hui, certaines lignes d’Hydro-Québec peuvent résister à 65 millimètres de glace radiale, d’autres ont été enfouies, et de nombreuses autres mesures de renforcement du réseau ont été entreprises. De plus, on ne peut blâmer Hydro-Québec de ne pas avoir pris en considération ces données historiques. Celles-ci n’étaient pas disponibles dans le grand public et elles demeurent des évaluations imprécises. Pourtant de telles recherches historiques, au-delà des cadres institutionnels habituels, permettent d’enrichir les scénarios de risques potentiels, en prenant en compte le long terme et de multiples variables.


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Il en est tout autrement pour le cas de l’oléoduc envisagé par Énergie Est, devant transporter du pétrole des sables bitumineux. Dans ce cas, des données historiques inquiétantes ont été divulguées avant même la construction du réseau. Une firme d’ingénierie travaillant pour Trans Canada affirme aujourd’hui que l’oléoduc est conçu pour résister à un séisme de magnitude 7 sur l’échelle de Mercalli, une échelle d’intensité des ondes sismiques basée sur l’observation des dégâts. Cette firme atteste de plus que cette magnitude de 7 n’a jamais été dépassée, considérant les données statistiques disponibles, et que, conséquemment, elle ne pourra l’être dans le futur… Par ailleurs, le géologue Jacques Locat, membre du Laboratoire d’études sur les risques naturels de l’Université Laval, a publié récemment un rapport sur la magnitude probable d’un séisme survenu le 5 février 1663 au Québec. Exploitant des données historiques, notamment le témoignage du Père Lalemant, ce géologue a évalué que ce séisme, engendrant de multiples glissements de terrain sur le tracé envisagé pour l’oléoduc, fut d’une magnitude comprise entre 7,6 et 8,4 sur l’échelle de Mercalli. Une telle intensité pourrait avoir des conséquences désastreuses sur l’intégrité de l’oléoduc, entraînant potentiellement des déversements massifs dans plusieurs régions du Québec. Prudent, ce géologue suggère davantage de recherches sur cette question et l’usage du principe de précaution, considérant que les séismes majeurs sont récurrents, tous les 65 ans en moyenne dans le nord du Québec, le dernier ayant eu lieu en 1988.

Allons-nous réellement apprendre de la crise du verglas? La gestion éthique des risques requiert de prendre très sérieusement en considération le long terme, au-delà des données disponibles habituellement. Cette gestion requiert également de prendre en compte de multiples variables, et non seulement d’attribuer la préférence à des données économiques. Il est notable que ce ne sont pas seulement les entreprises privées qui mettent souvent en avant ces données. Récemment, la FTQ-Construction a appuyé ce projet d’oléoduc, argumentant que sa construction va fournir des milliers d’emplois sur deux ans. Oui, l’emploi et le profit à court terme sont importants. Mais les enjeux à long terme d’un transport massif d’un produit dangereux pour les familles, les communautés et l’environnement le sont aussi. Élargir nos horizons temporels et conceptuels est une nécessité éthique pour tout projet qui menace potentiellement la santé des sociétés.