Le conflit russo-ukrainien et ses conséquences (embargo, crise énergétique en Europe, pénuries de certaines denrées, nationalisation d’entreprises étrangères, etc.), les tensions commerciales sino-américaines, le Brexit, ainsi que la fragmentation de la chaîne d’approvisionnement mondiale post-COVID ont fait apparaître un nouveau rôle pour le chef de la direction; celui de stratège géopolitique en chef.

L’environnement d’affaires international n’a jamais été aussi complexe et volatil. La rupture est brutale après plus d’une décennie de stabilité économique (faible taux d’intérêt, inflation contrôlée, faible volatilité des marchés, forte prévisibilité, doctrine économique et politique libérale dominante), sans conflit armé majeur entre pays développés et durant laquelle le risque géopolitique semblait chose du passé.

Un environnement économique international de plus en plus touché par les turbulences politiques

Selon le plus récent rapport de McKinsey, les enjeux géopolitiques se trouvent en tête des priorités des dirigeants. La dernière enquête trimestrielle EY CEO Outlook Pulse 2023 révèle pour sa part que 97% des PDG interrogés ont modifié leurs stratégies d’investissement en réponse à ces défis, et près d’un tiers d’entre eux (32%) ont interrompu un investissement prévu. Par ailleurs, on assiste de plus en plus à du «friendshoring», puisque 78% des PDG cherchent à réaliser des fusions-acquisitions dans des pays géopolitiquement et économiquement alignés sur leur pays d’origine.

La géopolitique façonne désormais la stratégie des grandes entreprises, qui cherchent autant à se prémunir des risques qui peuvent la mettre en péril (cyberattaques étatiques, boycottage, terrorisme, travail des enfants, ingérence étrangère, non-respect des règles environnementales, etc.) qu’à profiter d’occasions émergentes (déréglementation, environnement favorable aux affaires, etc.). Les PDG, aux prises avec ce risque d’un nouveau genre, doivent mettre en place des stratégies de gestion pour protéger leurs activités, leurs employés et leurs actifs. Or, ils ne sont que très peu préparés à cela.

Les conseils d’administration (CA), quant à eux, sont de mieux en mieux outillés pour gérer les risques commerciaux non traditionnels tels que les changements climatiques, la cybersécurité ou l’éthique par le biais d’un suivi régulier des tableaux de bord de risques opérationnels. Ce faisant, ils constatent qu’il existe désormais un paramètre plus dangereux et moins prévisible – la (géo)politique et son corollaire, le risque pays.

L’entreprise et le PDG, deux acteurs éminemment politiques dont on attend davantage

Aujourd’hui, de nombreuses entreprises sont des entités économiques dont l’influence dépasse celle de certains pays dans lesquels elles opèrent. Selon une estimation de Global Justice (2017), 69 des 100 entités économiques les plus riches au monde étaient des entreprises, et non des pays. Les visites étatiques d’Elon Musk (Tesla, SpaceX) et de Jeff Bezos (Amazon), celles que faisaient aussi le PDG déchu Carlos Ghosn (Renault et Nissan), démontrent la puissance réelle et symbolique de ces dirigeants, désormais égale à celle de nombreux chefs d’État.

En conséquence, les entreprises internationales et leurs PDG sont essentiellement devenus des acteurs politiques qui doivent pleinement repositionner leurs actions dans un contexte polarisé. Les millénariaux, très attachés aux questions environnementales, aux enjeux de justice et d’équité sociale et à l’éthique, attendent des PDG qu’ils réagissent presque en temps réel aux événements internationaux. Ils doivent davantage devenir des catalyseurs de changement, exprimer leurs convictions, dénoncer ce qu’ils ne cautionnent pas, pour faire avancer les valeurs progressistes et contribuer, aux côtés des pouvoirs publics, à régler les défis de société.

Le dernier sondage d’Edelman montre d’ailleurs que près de la moitié des personnes interrogées (47%) ont acheté ou boycotté des marques ou des entreprises en fonction de leur réponse à l’invasion de l’Ukraine, et que les employés sont nettement plus fidèles à un employeur (79% contre 55%) et sont disposés à recommander cet employeur (80% contre 54%) si la réponse à l’égard de l’Ukraine a été conforme à leurs attentes.

Quelles sont les saines pratiques à la portée du PDG?

  • Éduquer et outiller le CA : conscientiser les administrateurs au sujet de l’incidence grandissante de la géopolitique sur les affaires, consacrer une portion récurrente de leur agenda aux défis et risques géopolitiques, inviter des experts des risques émergents, commander des analyses auprès de firmes d’intelligence géostratégique.
  • Développer les réflexes des cadres et dirigeants: introduire la planification par scénario, en incluant des cas potentiels extrêmement rares mais à très fort impact (les fameux «cygnes noirs», de la théorie du même nom), replacer les considérations géopolitiques au centre des stratégies d’entrée sur un marché étranger.
  • Tester la résistance des modèles d’affaires organisationnels et opérationnels: identifier les zones de vulnérabilité principales (par exemple, impact d’une hausse des tarifs douaniers, exposition à certains pays à risques d’ingérence étatique, ruptures de chaînes d’approvisionnement, vulnérabilité aux cyberattaques) pour augmenter la résilience.
  • Muscler la fonction de gestion des risques: bâtir un registre des risques dans lequel la géopolitique est intégrée à d’autres risques plutôt que de constituer un poste autonome, développer des indicateurs avant-coureurs des risques géopolitiques, nouer des partenariats avec des chaires et des instituts de géopolitique.
  • Se rapprocher des agences étatiques qui publient régulièrement des baromètres sur l’environnement international.

Un nouveau rôle de stratège géopolitique

Le PDG doit désormais ajouter à sa longue liste de qualités personnelles – qui devrait déjà compter une virtuosité managériale et financière, rien de moins – une forte acuité géopolitique. C’est un rôle impossible à déléguer, car lui seul dispose de l’autorité, de la crédibilité et de la hauteur de vue nécessaires à la gestion de l’impact de la géostratégie sur les intérêts commerciaux de l’entreprise. Ce nouveau rôle de stratège géopolitique en chef l’oblige à bien comprendre les enjeux contemporains et leurs conséquences, à gérer les risques et à capter l’opportunité d’affaires, mais aussi à communiquer la posture de l’organisation face à l’actualité internationale. Au regard des tensions économiques internationales croissantes, cet inévitable apprentissage se fera à marche forcée pour plusieurs dirigeants d’entreprise, sans quoi ils pourraient se retrouver bien seuls au sommet.