Au sein des organisations, la dimension technique prime souvent sur l’aspect social et humain dans l’implantation d’une approche d’amélioration continue. Cela relègue malheureusement dans l’ombre la condition la plus essentielle de sa réussite.

Fervent étudiant de la méthode Toyota depuis le début des années 1980, Jeffrey Liker, professeur de génie industriel et génie des opérations à l’Université du Michigan et président de Liker Lean Advisors, a publié un ouvrage qui a grandement contribué à répandre cette approche en Amérique du Nord. Selon lui, cette méthode est fondamentalement humaine.

«Les experts de Toyota accordent énormément d’importance aux personnes et critiquent fermement ceux qui se concentrent uniquement sur les outils de production ou de gestion, souligne-t-il. Le rôle des outils dans un système sociotechnique consiste à soutenir les gens qui identifient et règlent les problèmes.»

La résolution de problème se trouve au cœur de l’approche Toyota. Elle implique que les personnes qui constatent une complication la dissèquent méthodiquement en posant une série de questions. Jeffrey Liker donne l’exemple de travailleurs d’usine qui aperçoivent une flaque d’huile sur le plancher. Ils se demandent d’où elle vient et découvrent qu’il y a une fuite dans une machine.

«Ils peuvent s’arrêter là ou ils peuvent creuser davantage», dit le professeur. L’exercice pourrait ressembler à ceci : 

  • Pourquoi la machine fuit-elle? 
  • Parce qu’elle n’a pas été assez bien entretenue.
  • Pourquoi n’a-t-elle pas été bien entretenue?
  • Parce que nos méthodes d’entretien préventif ne sont pas adéquates ou ne sont pas appliquées avec discipline.

Cette façon de faire aide à identifier la racine du problème et à trouver des manières de le corriger, ce qui constitue la base de l’amélioration continue. Pour celui qui combine un baccalauréat en génie industriel et un doctorat en sociologie, ce processus passe forcément par des humains, notamment par les travailleurs qui sont au plus près des opérations.

Nous fier à nos sens

Toyota met de l’avant l’idée que la main-d’œuvre doit apprendre avec tous ses sens. «Les travailleurs développent une connaissance très intime de leurs machines et des opérations, explique Jeffrey Liker. Ce qu’ils voient, sentent, touchent ou entendent peut leur indiquer que quelque chose cloche s’ils y portent une attention suffisante.» D’ailleurs, la méthode Toyota donne l’autorité à tout employé de stopper un processus pour signaler un problème de qualité.

L’entreprise japonaise suggère aussi de ne pas suranalyser les pistes de solution ou d’amélioration, mais plutôt de les essayer, puisque les gens en retirent ainsi des apprentissages, que l’idée réussisse ou non. Cette approche est parfois critiquée par des personnes qui préfèrent substituer des modélisations informatiques aux tests dans la vie réelle, plus chers et plus compliqués à organiser.

Jeffrey Liker reconnaît un certain mérite à cet argument, mais là encore, il estime que l’humain se retrouve au centre de la réponse à ce dilemme. «Le test donne souvent des résultats plus réalistes lorsque des humains appliquent réellement les solutions dans un environnement physique, croit-il. Ça ne se passe pas nécessairement comme la simulation le prévoyait. C’est aux humains de trancher entre les situations qui se prêtent bien à des simulations et celles qui profiteront davantage d’essais plus concrets.»

Pour enfoncer le clou de l’importance de l’humain, notamment dans les processus manufacturiers souvent très automatisés, il donne l’exemple de Tesla. Elon Musk rêvait d’une usine composée à peu près uniquement de robots construisant des voitures électriques à une cadence surhumaine. En avril 2018, il avouait, devant les difficultés qui s’accumulaient à cette usine, que cette hyperautomatisation avait été une erreur. Contrit, il constatait sur Twitter : «Les humains sont sous-estimés.»

Une approche d'accompagnement 

Ce débat se situe au cœur d’un certain malentendu quant à la raison d’être des approches d’amélioration continue. On perçoit trop souvent celles-ci comme des manières d’élaborer de nouvelles solutions, qui seront ensuite montrées aux travailleurs. Cela se voit notamment dans l’approche Six Sigma, qui repose beaucoup sur l’intervention de spécialistes des statistiques ou de l’ingénierie.

La consultante britannique Gemma Jones, fondatrice de Spark Improvement, s’élève en faux contre cette vision. Selon elle, l’approche Lean doit servir à aider les gens à mieux définir et articuler leur propre vision du succès, à réfléchir d’une façon plus méthodique et à avancer sur la voie du changement et de l’amélioration. L’objectif principal vise à enrichir les capacités de résolution de problèmes des gens.

«Lorsque je faisais ma maîtrise en génie mécanique, j’étais fascinée par l’approche Lean, mais j’étais très orientée vers les processus et les machines, raconte-t-elle. Puis j’ai effectué une année de stage en industrie et j’ai réalisé que mon travail consistait bien plus à aider les travailleurs à élaborer leurs propres réponses qu’à les trouver pour eux.»

Cela passe selon elle par trois étapes, toutes reliées entre elles. D’abord, il faut améliorer les capacités de visualisation des processus en développant certaines aptitudes comme la cartographie et le dessin. Cela permet d’obtenir une vision détaillée de chaque étape des processus, des différentes parties de l’entreprise engagées ou affectées par ces processus et des interactions entre les différentes opérations à l’œuvre.

«Très souvent, les gens sont devenus à ce point familiers avec leur fonctionnement qu’ils ne le voient plus vraiment, souligne Gemma Jones. Prendre le temps de bien visualiser et comprendre chaque petite étape de même que la manière dont toutes les étapes sont connectées entre elles peut se révéler véritablement transformationnel.»

Par la suite, l’amélioration passe par l’application d’une méthode de pensée scientifique. Gemma Jones se sert beaucoup du coaching Kata. Il s’agit d’utiliser une série de questions bien structurées pour amener les gens à réfléchir de manière très méthodique et logique, et surtout à surmonter certains blocages mentaux. «Nous avons souvent des idées préconçues reposant sur des informations ou de l’expérience qui ne sont plus pertinentes, ou encore des partis pris qui existent pour nous faciliter la vie au quotidien, mais qui peuvent nous limiter lorsque vient le temps d’effectuer des changements», fait-elle remarquer.

C’est justement cet obstacle que la pensée scientifique aide à surmonter. Cela passe notamment par une organisation très méthodique des tests effectués dans l’entreprise. Gemma Jones accompagne d’abord les travailleurs dans l’établissement d’une hypothèse quant aux résultats attendus d’une expérience. Les résultats réels sont ensuite comparés à ces prédictions; c’est là que se produit l’apprentissage. En science, on dit que les choses commencent à devenir intéressantes lorsque les résultats s’éloignent de ce qu’on avait envisagé au départ. Pourquoi sont-ils différents? Quelles informations peut-on en tirer? Quelles sont les nouvelles pistes de solution qui émergent de cet exercice?

«Trop souvent, on a l’impression de subir un échec lorsqu’une solution essayée ne donne pas les résultats escomptés, déplore la consultante. Changer cet état d’esprit a une incidence majeure sur les processus d’amélioration continue. L’essentiel, c’est d’apprendre, que le test se passe comme prévu ou non.»

Puisque l’amélioration continue est un processus profondément humain, le rôle des leaders de l’entreprise devient très important. Leur fonction, selon Gemma Jones, réside en grande partie dans la création de canaux de communication efficaces, troisième étape du processus. Les gestionnaires doivent apprendre à parler avec leurs travailleurs, mais surtout à les écouter réellement. «Ça semble simple, mais c’est quelque chose qu’ils ne font pas toujours suffisamment, estime-t-elle. Trop souvent, ils ont tendance à dire aux travailleurs quoi faire, ou à se laisser accaparer par d’autres tâches.»

Les relations font foi de tout

C’est une situation que Skip Steward, vice-président de Baptist Memorial Health Care et directeur de l’amélioration à cet organisme à but non lucratif de Memphis, au Tennessee, a fréquemment vue dans les organisations et qu’il déplore. Selon lui, le manque d’écoute et de prise en considération des idées et des points de vue des travailleurs de même que la tentation d’être trop dirigiste sont typiques du monde occidental. Or, cette posture est néfaste et va à l’encontre de l’essence même de l’amélioration continue.

«Les organisations sont des systèmes sociotechniques dans lesquels les interactions entre les êtres humains sont essentielles, mais trop souvent négligées», remarque-t-il. Le dirigeant rappelle que les travailleurs ont plein de connaissances et d’idées, mais qu’absolument rien ne les oblige à les transmettre. Si les relations dans l’entreprise restent purement transactionnelles et superficielles, les employés ont peu de raisons de se risquer à souligner des problèmes ou à proposer des solutions.

De fait, plusieurs raisons peuvent amener des travailleurs à ne pas faire part aux autres de leurs observations et leurs idées. La plus fréquente est l’impression que cela ne donnera rien en fin de compte, parce que chaque fois qu’ils l’ont fait dans le passé, rien ne s’est produit. Des employés peuvent aussi craindre d’être mal perçus par leurs collègues ou leurs gestionnaires; d’être vus comme des enquiquineurs; ou encore d’être ridiculisés si leur idée ne fonctionne pas.

Aux yeux de Skip Steward, la réussite d’un processus d’amélioration continue passe d’abord et avant tout par la création d’un climat qui favorise la prise de parole de tous les employés d’une organisation. Les gestionnaires doivent apprendre à avoir de véritables conversations dans lesquelles les opinions et les idées de leurs travailleurs sont réellement valorisées. Skip Steward déplore par exemple cette habitude qui consiste à attendre à la toute fin d’une réunion très chargée pour lancer aux participants un appel aux préoccupations ou aux idées.

«Apprenez à connaître vos collègues et vos employés, et à forger de vrais liens avec eux, conseille-t-il. Les échanges informels sont très importants dans une organisation; c’est là qu’on se découvre et qu’on construit des relations de confiance.» Bien sûr, les gains ne seront pas instantanés. Créer un environnement favorable aux échanges d’information dans une organisation demande en effet du temps et de l’attention, mais c’est un aspect incontournable de l’amélioration continue.

Article publié dans l’édition Automne 2023 de Gestion