Lorsqu’il est question de leadership, définir celui-ci d’entrée de jeu permet de parler le même langage. Pour Cyrille Sardais, titulaire de la Chaire de leadership Pierre-Péladeau à HEC Montréal, cet exercice est déjà, en soi, fort complexe! Il partage avec nous sa réflexion sur le sujet, une pensée qui évolue sans cesse.

Plus il avance dans la vie, plus Cyrille Sardais est fasciné par ce vaste concept qu’est le leadership. Le professeur nous confie que les gestionnaires lui demandent souvent des conseils et sont étonnés qu’il ait des réserves à leur en prodiguer. En effet, il est convaincu qu’un dirigeant connaît certainement mieux son métier que lui, qui est chercheur. Toutefois, il se plaît à rappeler que la société nous bombarde de fausses évidences qui peuvent nuire à notre manière d’envisager la gestion. Le rôle qu’il s’approprie consiste à bousculer les conceptions qui peuvent entraver la pensée des dirigeants.

Formé en histoire à l’École des hautes études sociales et en administration à HEC Paris, professeur titulaire à HEC Montréal, Cyrille Sardais poursuit ses recherches sur les dirigeants, le leadership et la prise de décision avec une curiosité qui le pousse à explorer des angles inusités.

La conception du leadership évolue constamment. Comment le définissez-vous?

Je peux vous dire comment je sens les choses aujourd’hui. Mais dans deux ans, je penserai certainement autre chose et il y a deux ans, je pensais aussi différemment! Chaque jour, j’y réfléchis, toujours en me demandant : est-ce la bonne manière de le définir? Ce qui m’anime, en ce moment, c’est la définition qu’un chef d’orchestre m’a un jour lancée, comme ça, tout bonnement : le leadership, c’est une énergie qui circule à travers le collectif.

Voilà qui soulève certainement nombre de questions intéressantes!

En effet. D’abord, décrire le leadership comme une énergie le place déjà, non pas comme une qualité ou un résultat, mais bien comme une manière d’entrer en relation. Cette énergie, impulsée par un individu sans être portée entièrement par lui, est lancée et attrapée par les uns et les autres, comme un ballon.

Dans cette façon de voir les choses, le leadership est une impulsion dont la provenance peut varier. C’est une vision dynamique où il n’y a pas un meneur et des suiveurs. En musique, c’est très clair : le chef envoie une intention – ou une impulsion – et l’orchestre y répond en lui en envoyant une autre. Parfois, un musicien, lors d’un solo, mène durant un moment, puis la danse se poursuit. L’impulsion est constamment relancée vers l’autre, on ne la garde pas pour soi.

Mais de qui vient la poussée initiale?

Tout dépend de la manière dont vous voyez les choses : cela peut être du chef hiérarchique, de la base, d’une danse entre les deux. Mais absolument rien ne dit que l’initiative doit venir du chef! C’est une conception qu’on a souvent, mais qui n’est pas nécessairement fondée.

Ainsi, si le leadership est une énergie qui circule et dont l’impulsion n’est pas nécessairement portée par le chef, que doit-on attendre du dirigeant?

Il y a plusieurs années, dans le cadre de mes recherches, je suis allé au Japon et j’ai posé cette question. On m’a répondu : «Le dirigeant est le gardien des valeurs.» J’ai fait remarquer que c’était très bien, mais que faisait-il d’autre ? Eh bien… rien ! Qu’en est-il de l’initiative ? Des nouvelles idées ? On m’a dit : «Ah, ça, c’est le rôle des gens de la base!» Parce que ce sont eux qui côtoient les clients et s’occupent des opérations, ils savent ce qu’il faut faire. Le dirigeant, lui, en tant que gardien des valeurs, s’assure que tout est conforme à celles-ci. Si c’est le cas, on accepte l’initiative ; sinon, on la rejette.

Finalement, le leadership doit-il être entre les mains du chef? Peut-être pas. Alors, que fait un chef que les autres ne peuvent pas faire? Qu’est-ce qu’il ne peut pas déléguer? Son rôle consiste à veiller aux valeurs de l’organisation, et c’est un rôle essentiel.

Quand je demandais aux chefs d’orchestre de préciser leur rôle, ils me répondaient qu’ils étaient au service des intentions du compositeur. Ils sont donc les gardiens des œuvres musicales. Tout comme les dirigeants japonais portent les valeurs de l’organisation, les chefs d’orchestre assurent le respect du sens de l’œuvre. Ce n’est pas au chef de décider du coup d’archet, mais s’il voit que le sens dévie, sans dire aux musiciens comment jouer, il peut leur demander de lui proposer autre chose. Ne confondons pas rôle du dirigeant et leadership.

D’où vient, justement, cette confusion quant au rôle du dirigeant?

Une des pistes de réponse se trouve, à mon avis, dans notre mauvaise conception du monde animal : mâle alpha, domination et leadership ont été, à tort, amalgamés. Si les mâles alpha sont les premiers à se servir de la nourriture et sont responsables de la reproduction, cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont les leaders du groupe. On ne peut donc pas associer dominance et initiative. Cela dit, des couples dominants peuvent mener certaines chasses ou donner le coup de grâce, mais ce n’est pas parce qu’ils sont dominants qu’ils décident de tout et qu’ils ont nécessairement le rôle de leaders.

Prenons, par exemple, le déplacement des animaux herbivores, une opération majeure où il est essentiel, pour la survie des bêtes, de demeurer groupé. Les chercheurs qui s’intéressent à cette question ont observé que lorsqu’un certain nombre d’animaux se lèvent et avancent dans une direction, le reste du troupeau suit. Cela n’a rien à voir avec le fait d’être dominant. C’est l’impulsion de quelques-uns qui sera suffisante ou non : si deux ou trois bêtes se lèvent et ne sont pas suivies, elles reviennent dans le groupe, parce qu’il est trop dangereux de partir seul.

Nous accolons au règne animal des conceptions dépassées, essayant de les justifier, mélangeant beaucoup de choses. Ce que nous tenions pour acquis, en fait, ne l’est pas. Mais une fois les fausses croyances évacuées, il est possible de reconstruire différemment notre représentation du leadership. En fait, cet exercice est fort libérateur et très créatif.

Article publié dans l'édition Printemps 2023 de Gestion