Article publié dans l'édition Automne 2021 de Gestion

Pourquoi une organisation devrait-elle déployer des efforts pour instaurer un processus disciplinaire rigoureux avec enquêtes et sanctions? En plus de permettre de sévir lorsque des membres du personnel se comportent mal, cet outil a un effet direct sur les façons d’agir des équipes, sur leur perception par rapport aux actes répréhensibles et sur leur volonté de les dénoncer.

Imaginez une épicerie où les employés qui terminent leur journée de travail se servent plus ou moins subtilement à même la réserve de denrées alimentaires dans l’arrière-boutique. Si tout le monde le fait, si personne ne se fait jamais prendre la main dans le sac et si aucune menace de sanction ne plane, pourquoi se priver? Et, surtout, pourquoi dénoncerait-on des collègues au risque de se les mettre à dos alors que la direction ne donne pas l’impression de prendre ces agissements au sérieux? C’est là un risque que court toute organisation qui n’institue pas un processus disciplinaire rigoureux et doté d’un système de sanctions juste. Or, pour obtenir de bons résultats lorsqu’on établit ce type de processus, il faut investir des ressources1.

Lors d’une étude que nous avons menée sur les processus disciplinaires, nous avons réalisé une expérience avec 744 participants. Nous avons donc placé un premier groupe dans un contexte où les mauvais comportements étaient détectés et sanctionnés avec une précision de 55%. Dans le cas du deuxième groupe, cette précision s’élevait à 85%; dans celui du troisième, elle atteignait les 100%. Enfin, le dernier groupe n’était soumis à aucun processus disciplinaire. Ces degrés de précision avaient pour but de simuler l’efficacité des processus organisationnels en vigueur (enquêtes et sanctions).

Réalisée sous forme de jeu, cette expérience avait pour objectif de reproduire fidèlement ce qui peut se produire dans une organisation. Installés devant un ordinateur dans des bureaux cloisonnés, les participants ont été désignés par des pseudonymes ainsi que par les lettres A, B et C, qui correspondaient respectivement aux rôles d’acteur, de victime potentielle et d’observateur. Seuls les participants qui recevaient un rôle d’acteur avaient la possibilité de voler des points, ce qui constituait le comportement répréhensible qu’on tentait d’évaluer. Les participants qui incarnaient une victime potentielle ou un observateur pouvaient changer de rôle à chaque tour de jeu. Toutefois, ceux qui avaient reçu un rôle d'acteur devaient le conserver du début à la fin.

Chacune des équipes formées pouvait se familiariser avec le processus disciplinaire et adapter son comportement en conséquence d’une étape à l’autre. En effectuant deux parties de ce jeu (avec cinq tours à chaque partie) et en modifiant les pseudonymes des participants en cours de route, nous avions pour objectif de déterminer la manière dont les interactions entre les groupes allaient se transformer à mesure que les participants acquerraient de l’expérience.

Les avantages d’un bon processus disciplinaire

Ce jeu a été très révélateur. Lorsque le processus disciplinaire a permis de découvrir et de sanctionner les vols de façon efficace – c’est-à-dire à un taux d’au moins 85% –, les participants ont perçu ces vols comme des actes anormaux et contraires à l’éthique. Résultat? Ils ont moins eu tendance à voler. De surcroît, les personnes qui jouaient un rôle d’observateur étaient plus enclines à dénoncer un voleur.

Fait intéressant à souligner à la lumière des conclusions de notre étude: un processus disciplinaire peut avoir un effet durable, car il influe sur la perception des gens en ce qui a trait au bien et au mal, ce qui amène certaines personnes à modifier leurs comportements et leurs interactions avec autrui.

Les conséquences d’un mauvais processus disciplinaire

Toutefois, la décision de ne pas mettre en œuvre un processus disciplinaire adéquat et efficace au sein d’une organisation peut mener à la dégradation du comportement des membres du personnel. Lorsque les vols ont été découverts à un taux de 55%, les participants se sont mis à voler plus fréquemment. Ils ont aussi commencé à percevoir le vol d’argent comme un acte moins contraire à l’éthique et plus tolérable. Par ailleurs, ils se sont plus volontiers abstenus de dénoncer un autre participant qui avait commis un vol.

C’est un peu comme si l’adoption d’un mauvais processus disciplinaire constituait un signal selon lequel les dirigeants d’une organisation ne se soucient pas vraiment de la mauvaise conduite de leur personnel, la preuve étant qu’ils ne se donnent pas la peine d’investir les ressources nécessaires pour prévenir et sanctionner les actes répréhensibles.

Des résultats nuancés

On pourrait penser qu’il est préférable d’établir un système de sanctions défaillant que de ne pas en instaurer du tout. Hélas, ce n’est pas tout à fait le cas. En fait, notre expérience a montré que l’absence de processus disciplinaire, dont font partie les enquêtes et les sanctions, a davantage d’effets positifs que l’adoption d’un mauvais système. C’est vrai autant en ce qui a trait au nombre de vols commis qu’en ce qui concerne l’augmentation du nombre de comportements répréhensibles signalés.

Par contre, l’absence de processus disciplinaire entraîne bien souvent un plus grand nombre de fausses accusations. C’est assez logique: lorsqu’une organisation ne prend pas la peine d’enclencher un processus rigoureux d’enquêtes et de sanctions, les membres de son personnel peuvent répandre toutes sortes de rumeurs en toute impunité.

L’importance de la rigueur

L’expérience que nous avons menée portait sur le vol, mais on peut penser que les résultats seraient similaires si d’autres types de comportements faisaient l’objet d’une expérience analogue, notamment le harcèlement sexuel. D’ailleurs, dans la foulée du mouvement #MoiAussi, qui a ébranlé bien des secteurs d’activité et de nombreux milieux de travail, plusieurs organisations ont adopté un processus disciplinaire pour maintenir un climat de travail sain et pour sauvegarder leur réputation. Or, notre recherche a montré qu’agir ne suffit pas. Si elles veulent que leurs initiatives soient prises au sérieux par leur personnel et qu’elles aient des effets positifs, les organisations doivent faire preuve de rigueur à toutes les étapes du processus, et ce, autant lors des enquêtes que lorsque des sanctions s’imposent.

Ainsi, l’instauration d’un processus disciplinaire rigoureux dans une organisation permet d’atteindre deux objectifs: tout d’abord, on évite la multiplication des rumeurs mensongères et des fausses accusations; ensuite, on influence les comportements et les perceptions des gens. Ainsi, les membres du personnel en viennent à commettre moins de gestes répréhensibles et à ne pas tolérer que leurs collègues se comportent mal. Au bout du compte, même la perception de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas s’en trouve infléchie. Si on reprend l’exemple du harcèlement sexuel que nous avons vu ci-dessus, des données empiriques suggéreraient que l’absence de sanctions lorsque de tels agissements se produisent en milieu de travail pourrait inciter certaines personnes à s’y livrer elles-mêmes alors qu’elles ne l’auraient pas nécessairement fait dans un environnement plus encadré. Dans de telles circonstances, les gens peuvent en venir à s’habituer au harcèlement sexuel au travail et à estimer qu’il s’agit de quelque chose de tolérable alors que ce n’est absolument pas le cas. Dans le pire des cas, plus personne n’intervient pour mettre fin à ces gestes déplorables.

Afin d’en arriver à des résultats concluants, les organisations doivent investir du temps et de l’argent dans leur système d’éthique et dans leur processus disciplinaire, notamment en ce qui a trait aux enquêtes. Il faut par exemple créer un comité d’éthique, assurer le suivi des plaintes, analyser les preuves présentées, mener des entrevues avec les parties principales et avec les témoins, etc. C’est la rigueur de ce travail qui, en définitive, permet d’influer sur la conduite du personnel et d’assainir le climat de travail. Lorsque les membres du personnel savent que leurs comportements répréhensibles risquent d’être découverts et sanctionnés, ils y pensent à deux fois avant d’agir.

En conclusion, on peut affirmer que lorsqu’on prend la peine d’instaurer un bon processus disciplinaire, on met toutes les chances de son côté d’y avoir recours très rarement.


Note

1. Chui, C., et Grieder, M., «The effects of investigative sanctioning systems on wrongdoing, reporting, and helping: A multiparty perspective», Organization Science, vol. 31, n° 5, septembre-octobre 2020, p. 1090-1114.