Dans la culture de gestion nord-américaine, les dirigeants apprennent encore à donner des ordres. C’est une erreur, affirment les célèbres spécialistes de la psychologie organisationnelle Edgar et Peter Schein. Le duo père-fils explique pourquoi l’humilité et la curiosité sont les nouvelles clés pour réaliser de meilleures performances.

«Je n’aurais jamais dû utiliser un arrière-plan virtuel en vidéoconférence», admet Peter Schein, consultant en stratégie qui répondait, en compagnie de son père, aux questions de la revue Gestion depuis son domicile de Menlo Park, en Californie. «Vous devriez être en mesure de voir mon chien et le mauvais éclairage de mon bureau!»

Peter Schein utilise son propre exemple pour illustrer une des premières leçons à retenir du livre Humble Inquiry: The Gentle Art of Asking Instead of Telling[1], qu’il a écrit à quatre mains avec son père, Edgar Schein, réputé spécialiste du développement organisationnel et professeur émérite à la Sloan School of Management du Massachusetts Institute of Technology. Dans cette seconde édition – le livre a été initialement publié en 2013 –, ils soutiennent que les dirigeants doivent pouvoir baisser la garde et dévoiler leurs imperfections afin de tisser une relation solide avec leurs employés.

Les auteurs partent du constat que l’environnement d’affaires a changé et que la confiance doit désormais figurer au cœur de tout modèle de gestion. Ils y décrivent les étapes à suivre pour développer avec son équipe une relation basée sur l’ouverture et la confiance. Cela suppose d’abandonner l’idée même d’un leader qui a réponse à tout et qui n’écoute pas. Attention, par contre : ce type de gestion axé sur l’humilité n’a rien à voir avec la mollesse ou la douceur. Cela consiste à reconnaître sa propre vulnérabilité envers ses subordonnés. C’est la première étape pour bâtir la confiance au sein d’une équipe.

«Les organisations ne sont pas un regroupement d’individus, mais un regroupement de relations», précise Edgar Schein dès le début de l’entrevue que nous avons menée avec le duo père-fils. Le consultant, qui a publié une vingtaine d’ouvrages sur la psychologie des organisations depuis 1965, a été un témoin privilégié des bouleversements vécus dans les milieux de travail. «Au cours des 20 dernières années, le monde est devenu incroyablement complexe sur le plan systémique. Si un dirigeant n’a pas de rapports ouverts avec ses subordonnés, ceux-ci ne lui donneront jamais l’heure juste sur ce qui se passe réellement dans l’organisation. Et c’est crucial de bien savoir prendre le pouls dans un environnement toujours plus exigeant», signale-t-il.

Afin de construire de solides relations de confiance, les gestionnaires doivent adopter une attitude de curiosité envers les autres. «La curiosité authentique ne se résume pas à dire “Parle-moi de ta personnalité profonde”. Elle est une propension naturelle qui n’a pas besoin d’artifices», croit Edgar Schein. Il relate l’histoire de ce PDG d’une société informatique dont il a gagné la confiance en parlant de… canots! «Lorsqu’il m’a reçu, j’ai été surpris de voir les pagaies qui décoraient son bureau. Spontanément, je lui ai demandé d’où ça venait. Il m’a alors raconté ses expéditions en canot au fin fond des forêts canadiennes. Et, de fil en aiguille, il m’a permis d’assister aux séances de son comité directeur. Il ne savait rien de moi, sauf que j’étais curieux d’en savoir plus au sujet du canot, mais c’était suffisant!»

Apprendre à «demander» au lieu de «dicter»

Dans leur ouvrage, les deux auteurs insistent beaucoup sur la nécessité de poser des questions ouvertes. Faire preuve d’humilité et de curiosité ne suffit pas pour bien se renseigner : il faut savoir questionner avec sincérité et, surtout, résister au réflexe de dire quoi faire ou de fournir des conseils préfabriqués. «Le but est de permettre aux membres de son équipe de s’investir dans la résolution de problèmes et la prise de décisions. Mais pour y arriver, vous devez leur exposer le problème que vous essayez de résoudre», fait remarquer Peter Schein.

Il illustre son propos avec l’histoire du voyageur égaré qui interroge un habitant sur le chemin à emprunter en ne formulant que des questions fermées. «Le voyageur multiplie les questions sur la longueur des différents itinéraires possibles, sans jamais donner la chance à son interlocuteur de lui révéler que la route est inaccessible, et ce, durant trois jours. Il aurait d’abord fallu lui expliquer ce qu’il voulait faire, qui était de connaître le meilleur moyen de parvenir à destination. Un leader qui ne s’ouvre pas sur la nature du problème à résoudre risque d’obtenir de mauvaises informations.»

Selon les auteurs, les dirigeants n’ont pas besoin de se mettre à genoux pour exercer l’art de se renseigner humblement. Il suffit de poser des questions susceptibles d’apporter des réponses justes. Edgar Schein aime évoquer le cas d’un PDG qui exerce un leadership très puissant et très efficace sans pour autant s’exprimer beaucoup. «Au lieu de discourir sur tout ce qu’il sait, il pose des questions ouvertes puis se tait. Son autorité lui vient alors du fait qu’il tire tellement de bonnes informations de ses discussions que personne ne conteste ses décisions.»

Edgar Schein codirige avec son fils l’Organizational Culture and Leadership Institute, ce qui lui a donné amplement l’occasion d’observer des dirigeants qui désirent user de leur ascendant en disant aux autres quoi faire, émettant des directives et des conseils préfabriqués comme s’ils avaient la science infuse. «C’est prétentieux et arrogant, et ça ne marche plus», affirme Edgar Schein. «Se renseigner en restant humble, c’est dire : “Avant que je vous indique quoi faire ou que je vous conseille quoi que ce soit, tâchons de comprendre le problème.” Et c’est bien souvent en explorant davantage qu’on arrive à trouver les meilleures solutions. Mais on n’y parviendra pas avec des idées toutes faites et des questions qui n’appellent pas les bonnes réponses.»

Une culture de gestion dépassée

Les deux spécialistes estiment que les gestionnaires doivent impérativement changer de paradigme, parce que la culture de gestion qui «survalorise les résultats aux dépens des relations» est dépassée. On prétend valoriser le travail d’équipe, écrivent-ils, mais toutes les promotions et les récompenses font plutôt ressortir les comportements individualistes et compétitifs.

«Cela fonctionnait à l’époque où on embauchait les gens pour leurs mains plutôt que pour leur tête, quand il s’agissait de construire et de faire tourner des usines», rappelle Edgar Schein. Il juge sévèrement les professeurs de marketing et de finance qui utilisent encore des modèles où l’humain est réduit à une machine. «C’est ridicule parce que ce que les dirigeants d’aujourd’hui ont le plus besoin, c’est de l’information.»

Il est d’avis que le vieux modèle autoritaire est dysfonctionnel sur le plan de la productivité. Cette représentation de la productivité découle de la concurrence plutôt que de la collaboration. Or, dans un environnement relationnel comme une entreprise, il faut forcément des deux, selon Edgar Schein, mais on continue de survaloriser la concurrence. «Les sportifs ont très bien compris qu’ils ne peuvent pas gagner s’ils ne travaillent pas en équipe. Les dirigeants doivent considérer leurs employés comme des collaborateurs. Il leur faut un modèle qui mise sur la synergie.»

Construire des relations personnalisées

Le but du leadership humble est de sortir d’une relation «transactionnelle» ou «dominante» entre un gestionnaire et son équipe. «Une relation entre un dominant et un dominé est tout ce qu’il y a de plus simple : l’un rabaisse l’autre. Mais cela ne donne rien, sauf de renforcer la structure hiérarchique, explique Edgar Schein. Dans un contexte d’affaires où le dirigeant a besoin d’information et que celle-ci se trouve dans tous les secteurs de l’entreprise, la structure hiérarchique ne fonctionne pas, puisqu’elle freine justement la circulation de cette information.»

Père et fils catégorisent les relations selon deux types. Le premier type fait référence à des relations «transactionnelles», basées sur un échange de services ou de biens. Le dirigeant humble doit plutôt viser le second type, celui des relations «personnalisées». «Cela consiste à établir un lien de confiance et à démontrer sa capacité à “se dire la vérité”, précise Edgar Schein. Dans l’environnement d’affaires actuel, c’est la clé de la performance.»

Peter Schein est très critique lorsqu’il entend «Ne venez pas me voir avec un problème ; venez me voir avec une solution». «Les dirigeants répètent cette formule depuis des années, et ça tue la confiance, se désole-t-il. Pensez-y. Devant cette logique, l’employé qui n’a pas de solution à proposer va se taire. Ce faisant, son supérieur n’est pas informé du problème. Comment voulez-vous que ça marche?»

L’approche que les auteurs préconisent dans leur ouvrage permet aux gestionnaires de recueillir des renseignements sur ce qui se passe réellement, de trier ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas. «De nos jours, ignorer la nécessité d’obtenir de l’information peut avoir des conséquences désastreuses», prévient Peter Schein.

Il cite le cas du Boeing 737 Max. La conception de ce nouvel avion a été entachée d’erreurs de programmation à l’origine d’une série d’écrasements. Le scandale a bien failli détruire le géant de l’aviation mondiale. «À l’interne, le bruit courait que certains ingénieurs savaient “des choses”. Or, ceux-ci ne se sentaient pas suffisamment en sécurité sur le plan psychologique pour remettre en cause certains procédés et pour exiger une réévaluation de l’avion. Il a fallu qu’il y ait des morts et que la situation menace toute l’entreprise pour que la haute direction examine le problème. Construire des relations personnalisées basées sur l’ouverture et la confiance, c’est justement assurer une sécurité psychologique essentielle à vos employés pour que ceux-ci vous informent de ce qui cloche même s’ils n’ont pas la solution.»

Je manque de temps!

Les Schein ont vu trop de gestionnaires qui, devant la nécessité d’effectuer les choses autrement, se défilent en prétextant qu’ils n’ont pas le temps de changer. «Ils nous disent : “Établir des relations, se renseigner de manière ouverte, recueillir des informations, cela prend du temps. J’ai déjà huit réunions par jour et je dois faire le suivi à propos de quatre décisions prises dans chaque réunion! Comment voulez-vous que j’intègre des remises en question et des relations dans mon agenda?”» raconte le fils.

Pourtant, s’intéresser aux autres ne prend pas vraiment plus de temps, défend le père. «Récemment, lors d’une formation par vidéoconférence, nous avons réparti les participants en sous-groupes et nous leur avons donné cinq minutes pour faire connaissance. Ça n’a pas pris plus de temps! Il y a des millions de façons d’entrer en relation en quelques minutes à peine. Parfois, c’est aussi simple que de demander à l’autre où il travaille et où il habite, illustre Peter Schein. Pourquoi ne pas prendre l’habitude de commencer chaque réunion par un rapide tour de table pour demander à chaque personne ce qu’elle pense?»

Approfondir des liens peut se réaliser dans presque n’importe quel contexte : dans le corridor, dans l’ascenseur, autour d’un repas. Edgar Schein donne l’exemple d’un souper qui réunissait un conseil d’administration dont il était membre. «Il s’agissait d’une organisation environnementale qui voulait mener une nouvelle campagne de financement. Le PDG nous a invités à souper dans le but de revenir sur les erreurs commises durant la campagne précédente. Je lui ai suggéré de commencer par demander à chacun pourquoi il s’était impliqué et en quoi la cause lui paraissait digne d’intérêt. L’effet a été presque magique. La discussion a été tellement riche que le PDG a décidé de reporter dans une réunion subséquente la discussion qu’il avait initialement prévue ce jour-là.»

Edgar et Peter Schein ont mis au point une méthode destinée aux entreprises, appelée «Partage le MIC»[2] – où l’acronyme MIC, qui fait référence au microphone, signifie ici motivation, intervention et contribution. «Un dirigeant doit communiquer sincèrement sa motivation à collaborer afin que son équipe le ressente, explique Peter Schein. Il doit aussi reconnaître que ses interventions ont des répercussions dans les processus de travail des employés. C’est pourquoi il est important de demander au lieu de dicter. La contribution de tous suppose qu’on y mette aussi du sien. Il faut donc faire preuve de suffisamment d’empathie afin de démontrer notre désir sincère d’aider.»

«Rien ne peut s’accomplir si les humains ne peuvent pas bien communiquer entre eux, conclut Edgar Schein. Et une bonne communication naît d’une relation ouverte dans laquelle les gens se sentent accueillis, se font confiance mutuellement et poursuivent un but commun.»

Article publié dans l'édition Été 2022 de Gestion


Références

[1] Schein E. H., et Schein, P.A., Humble Inquiry: The Gentle Art of Asking Instead of Telling, deuxième édition, Oakland (Californie), Berrett-Koehler Publishers, 2021, 192 pages.

[2] Traduction libre de Sharing the MIC.