La recherche internationale dans le domaine du leadership nous ouvre sur des façons de faire et des visions du monde inexplorées chez nous. Mais où en est le leadership occidental ? Avec l’élection de Donald Trump comme point d’orgue, Simona Camelia Plopeanu s’est entretenue avec Cyrille Sardais, professeur agrégé au Département de management et titulaire de la chaire de leadership Pierre-Péladeau de HEC Montréal.

En occident, on a longtemps mis en avant le leadership charismatique comme le modèle à suivre. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Il faut revenir un peu en arrière pour comprendre la situation actuelle. Pendant les années 1950-1960, on assiste à l’apothéose du manager rationnel, qui n’est pas un héros mais qui fait les choses comme il se doit. Or, dans les années 1970, ce modèle est sérieusement remis en question. D’un côté, les États-Unis sortent traumatisés de la guerre du Vietnam; de l’autre, l’internationalisation de l’industrie japonaise bouscule vivement le marché américain.

La réponse a consisté à valoriser des leaders visionnaires qui ont du charisme et qui inspirent les gens. Dans les années 1980-1990, c’est devenu le sujet dominant en recherche sur le leadership.

Cependant, l’éclatement de la bulle Internet au tournant du siècle, suivie de la crise des subprimes environ une décennie plus tard, a mis en lumière le fait que certaines personnes qui avaient été perçues comme étant charismatiques ou visionnaires étaient en fait des gens qui avaient vendu du rêve.

Puis il y a eu l’élection de Donald Trump, en 2016. Ce président américain revêt plusieurs facettes du leader charismatique : il exprime une grande confiance en lui, il propose une vision et il se préoccupe peu de la réalité au profit de ce qu’il veut. Je crois que ce phénomène a fait réfléchir les enseignants en leadership, qui se sont demandé : « Aurions-nous contribué à créer ça? »

Maintenant que le leadership charismatique est remis en question, à l’apparition de quels modèles assistons-nous ?

Depuis les années 2000, d’autres modèles sont apparus : on parle notamment de leadership partagé, collectif et authentique. Ce dernier concept a été élaboré par un ancien dirigeant d’entreprise devenu professeur de management à l’université Harvard, Bill George. En 2003, il a publié Authentic Leadership1, une critique radicale du modèle charismatique dans laquelle il soutient que ce qui importe, c’est le long terme, les relations durables et la pérennité. Il souligne l’importance de rester fidèle à ses principes, d’avoir une raison d’être (ou purpose en anglais) et, finalement, d’atteindre une certaine forme de sagesse.


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Passer du concept de vision à celui de raison d’être change tout. Portée par l’imaginaire du leader, la vision est quelque chose d’individuel; a contrario, la raison d’être, elle, s’appuie sur une histoire commune, collective. Autre différence notable, le leadership charismatique se fonde souvent sur la notion de changement radical, voire brutal, alors que le leadership authentique repose sur des changements progressifs, plus harmonieux.

Avons-nous adopté ce modèle de leadership authentique au Canada ?

Ce concept a fait son chemin parmi les enseignants et dans les entreprises, notamment chez ceux qui avaient favorisé – peut-être à outrance – le leadership charismatique et qui tentent maintenant de corriger le tir. Par ailleurs, même si on a souvent tendance à penser le leadership du point de vue du leader, il ne faut pas oublier que les gens ont des attentes différentes quant au leadership, qui varient selon leur âge, leurs origines et leur culture. Appliquer un modèle de leadership qui convienne à tout le monde est donc impossible. Et lorsqu’on vit dans une société d’immigration comme le Canada, cette question devient cruciale.

La fidélité, la sagesse, la vision à long terme : peut-on parler d’un modèle d’inspiration asiatique ?

Si le modèle charismatique est avant tout occidental, le leadership authentique rappelle certainement des archétypes qu’on trouve en Asie. Je me revois d’ailleurs au Japon en 2005, à la fin de ma thèse, pour essayer de comprendre l’approche nippone en matière de leadership. Les réponses des Japonais me semblaient tout droit tirées de manuels américains! J’ai fini par comprendre que je ne posais pas la bonne question en parlant de leadership et que je devais plutôt demander : « Qu’attendez-vous d’un dirigeant ? » Plusieurs m’ont répondu de la façon suivante : « Un dirigeant est le gardien des valeurs de l’organisation. » Une réponse que ne renieraient sans doute pas les défenseurs du leadership authentique !


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En définitive, c’est donc un besoin de stabilité qui ressort?

Paradoxalement, oui. Je pense que dans un monde stable qui subit tout à coup un changement brutal avant de passer à une nouvelle phase de stabilité, le modèle charismatique est très pertinent, car il permet de s’adapter très vite à une nouvelle situation. Mais nous vivons aujourd’hui dans un monde instable, et on peut se demander si nous n’avons pas besoin d’un peu plus d’équilibre. C’est ce que le leadership authentique apporte : une forme de sagesse, de cohérence, de progrès à long terme et, finalement, de responsabilité. Le changement se produit, mais plus lentement et, surtout, de façon plus cohérente : nous ne passons pas tout notre temps à faire et à défaire ce qui vient d’être fait.

Article publié dans l'édition printemps 2018 de Gestion


 Notes

1 George, B., Authentic Leadership – rediscovering the secrets to Creating Lasting Value, San Francisco, Jossey-Bass, 2003, 240 p.