Jacques Nantel / Credits : Isabelle Salmon / Numéro 7

Jacques Nantel 

Point de vue publié dans l'édition automne 2015 de Gestion

Juin 2015 : Paris est en pleine ébullition. Manifestations et violence ciblée viennent une fois de plus troubler la circulation parisienne. Cette fois-ci, cependant, ce ne sont ni les étudiants ni les syndicats qui sont dans la rue. Ce sont les chauffeurs de taxi. Ils en ont contre Uber et tout particulièrement contre Uber Pop. Le gouvernement promet de donner suite. Entre-temps, la Cour d’appel de Paris doit statuer sur une éventuelle interdiction de cette plate-forme transactionnelle. En juillet, le conflit se transporte au Québec. Le ministre des Transports, Robert Poëti, déclare ne pas exclure la suspension des permis des chauffeurs de taxi qui offrent le service Uber. Des « états généraux » du taxi pourraient être convoqués. L’industrie devra se réformer, affirme le ministre. Curieusement, avant l’arrivée d’Uber, personne au gouvernement ne semblait remettre en question le mode de fonctionnement de cette industrie.

Tout ceci se passe au moment même où on évalue la valeur d’Uber, cette entreprise de la côte Ouest américaine qui a vu le jour il y a une dizaine d’années, à près de 40 milliards de dollars américains. Implantée dans près de 300 villes du monde entier et engrangeant des revenus mensuels de plus de deux milliards de dollars, Qu’elle fasse appel à des chauffeurs de taxi reconnus ou à des chauffeurs simplement inscrits sur son site (Uber X ou Uber Pop), peu importe : Uber dérange.

Déjà, en Allemagne, le tribunal de Francfort a interdit le déploiement de l’application pour téléphone intelligent, et ce, tant que les citoyens qui veulent offrir leurs services comme chauffeurs ne pourront pas produire d’autorisation officielle. Bien entendu, que ce soit en Allemagne ou ailleurs, Uber porte toujours la cause en appel.


LIRE AUSSI: Pour le succès des entrepreneurs, faites place aux facilitateurs


L’entreprise Uber va-t-elle disparaître ? Je parie que non. Va-t-elle évoluer, s’adapter et bientôt s’imposer dans le paysage commercial ? Bien sûr que oui, mais non sans avoir donné un bon coup de pied aux modèles de revenus qui ont cours dans l’industrie du transport de passagers (non seulement les taxis mais aussi les autobus). Comment peut-on en être aussi certain ? Simplement parce qu’il y a de nombreux précédents d’innovations radicales en matière de modèles de revenus. Prenons le cas le plus connu : la musique. Il y a à peine 15 ans, quatre entreprises, soit Universal Music Group, Sony BMG, EMI et Warner Music, contrôlaient plus de 90 % de la production et de la diffusion de la musique dans le monde. Aujourd’hui, le leader est une société qui, à l’époque, n’était même pas dans le domaine de la musique. Apple, notamment grâce à iTunes, domine désormais ce marché. Son succès s’explique en partie par sa technologie mais surtout en raison de l’audace qu’a eue cette entreprise d’offrir aux consommateurs le maximum de valeur pour leur argent. Alors que les modèles de vente de musique leur imposaient d’acheter tout un CD qui contenaient bien entendu les chansons recherchées mais aussi des chansons nettement moins convoitées, voilà qu’iTunes, en toute légalité, permet de télécharger uniquement ce qu’on souhaite avoir. Le modèle était loin d’être nouveau puisque, dix ans plus tôt, des entreprises telles que Napster proposaient déjà de tels services. Que s’est-il passé pour qu’aucun des quatre joueurs majeurs n’émerge comme l’entreprise qui a révolutionné l’industrie de la musique ? La réponse est simple : une incapacité à vouloir revoir un modèle qui était payant pour elles mais sous-optimal pour les consommateurs. On connaît la suite.

La même chose se produit aujourd’hui avec les Uber, Netflix et Airbnb de ce monde. Ces entreprises tablent toutes sur ce que les technologies font de mieux, c’est-à-dire créer des marchés de plus en plus purs et toujours plus parfaits. Vous vous souvenez de vos cours d’économie ? Ce sont ces marchés dont on disait qu’ils optimisaient la valeur d’un produit ou d’un service. Bien sûr, à une époque pas si lointaine, nous n’y portions pas trop attention : après tout, ces modèles étaient avant tout théoriques. Pourtant, on vous l’avait bien dit et on vous l’avait même enseigné : si l’information en venait à être ouverte et transparente en temps réel, de tels modèles émergeraient. Et voilà : nous y sommes.

Le cas d’Uber, tout particulièrement sa croissance phénoménale, est un exemple parfait de tels modèles, et ce, pour deux raisons. Tout d’abord, il inverse le processus actuel de mise en relation entre un consommateur et un chauffeur. Selon le mode traditionnel, un appel pour un taxi passe par un répartiteur qui va optimiser, au profit de l’industrie, l’allocation d’une voiture à un client. Cette allocation se fait selon la règle du « premier arrivé, premier servi ». Vous avez besoin d’un taxi au coin des rues Peel et Sainte-Catherine ? La compagnie de taxi que vous avez appelée vous enverra la première voiture dont le chauffeur aura accepté de prendre cette course. Si cette voiture part de Verdun et s’il pleut, tant pis pour vous. De plus, si le chauffeur est grossier et si la voiture est sale, vous n’aurez qu’à vous plaindre auprès du Bureau du taxi de Montréal. Son formulaire de plainte est en ligne et ses bureaux sont ouverts du lundi au jeudi de 8 h 30 à 16 h et le vendredi de 9 h à 16 h. Profitez-en : après tout, une partie de la course que vous aurez payée servira à financer cet organisme !


LIRE AUSSI: Dossier avenir du commerce de détail - Décryptage: essors et déclins


Uber et tous les autres services du même genre fonctionnent à l’inverse. L’information ne sert pas à optimiser les revenus de l’entreprise mais plutôt à maximiser la valeur pour le client. L’application fournit la liste des voitures disponibles près de l’endroit où celui-ci se trouve et lui indique le temps que chacune d’elles mettra pour aller le chercher. On peut aussi consulter l’évaluation de clients précédents en ce qui concerne la compétence du chauffeur et l’état du véhicule. Après votre course, vous pourrez vous aussi produire une telle évaluation. Ainsi, l’information de type « consommateur à consommateur » change complètement la donne.

Autre caractéristique du modèle Uber : le tarif varie selon le moment où vous souhaitez utiliser les services d’un taxi. Une voiture appelée un lundi matin de juillet risque de vous coûter moins cher qu’un taxi conventionnel, mais attention : la voiture appelée le soir du jour de l’An ou pour un trajet vers l’aéroport à l’heure de pointe pourrait vous coûter plus cher. Vous êtes surpris ? Vous ne devriez pas ; après tout, c’est le bon vieux point d’équilibre entre l’offre et la demande qu’on vous a enseigné il y a quelques années déjà. La différence, c’est que cette fois-ci, il est concret et se déroule en temps réel. Par contre, si les tarifs sont plus élevés le soir du jour de l’An, il est à prévoir que le nombre de chauffeurs disponible va augmenter en conséquence. La suite de l’histoire, vous la connaissez.

Monopoles ou oligopoles de fait, entreprises fondées sur un corporatisme latent et inefficacité de marché imposée par le producteur d’un bien ou d’un service : voilà, au fond, ce qui est remis en cause par les Netflix, Airbnb, Uber et autres modèles de revenus du même type. Ce n’est pas tant la technologie que ce qu’elle permet qui génère de telles offres. Or, je fais le pari suivant : dès que les gouvernements auront trouvé la façon dont ces nouvelles entreprises pourront leur assurer les mêmes revenus, ils les laisseront tranquilles.

Une histoire à suivre, bien entendu, et qui mériterait, pour bien la comprendre, que vous relisiez votre vieux manuel de micro-économie 101. Vous l’avez jeté ? Rassurez-vous : vous pouvez sûrement le lire gratuitement sur le Web !