«Les leaders héroïques sont littéralement capables de galvaniser les troupes» : voilà un mythe tenace qui occulte parfois le fait que les gestionnaires sont avant tout des êtres humains ayant eux aussi des besoins et des préoccupations qui leur sont propres, et qui influent sur leur bien-être comme sur leur performance.

Il semble exister dans le monde de la gestion plusieurs consensus, notamment celui voulant que les employés doivent tout d’abord eux-mêmes jouir d’une expérience employé positive pour qu’ils puissent à leur tour offrir une excellente expérience client. Cela est évidemment d’une grande logique.

Si l’on poursuit ce raisonnement, on devrait tout autant se soucier de l’expérience offerte aux gestionnaires, car ce sont eux qui sont responsables de créer et soutenir cette fameuse expérience employé. En cette ère particulièrement exigeante en matière de gestion de personnel, il est donc essentiel de mettre davantage en lumière le rôle que joue l’expérience gestionnaire dans le succès des organisations et le bien-être des équipes.

L’histoire de Jeanne, gestionnaire dévouée… et fatiguée

Pour mieux comprendre comment l’expérience globale se construit au sein des organisations, voici l’exemple de Jeanne, une gestionnaire chevronnée, qui vient de recevoir les résultats du plus récent sondage concernant l’engagement et le moral de son équipe. Le verdict est aussi clair qu’accablant : le personnel est sévèrement désengagé, et ce, bien que Jeanne fasse tout ce qu’elle croit capable d’accomplir pour assurer le bien-être et la performance de ses employés.

Malgré tout, et de manière prévisible, le service des ressources humaines demande à rencontrer Jeanne en exigeant que la gestionnaire élabore un plan d’action afin de redresser la barre. Les attentes qu’on lui transmet sont claires et quantifiées : elle devra en arriver à des améliorations notables d’ici la publication des résultats du prochain sondage... dans six mois!

En pareille situation, n’importe qui serait tout aussi épuisé que Jeanne s’il avait à porter le poids du bien-être collectif de son équipe. Se pointerait alors probablement le même rêve épisodique qu’un Barack Obama qui confie, dans ses mémoires, que face à l’inévitable pression du leadership, il rêvait tout simplement de déménager avec sa famille à Hawaï pour y ouvrir un kiosque de smoothies sur la plage!

Quitter son poste de gestionnaire pour une vie plus simple et dépourvue de tracas : serait-ce donc là un fantasme plus répandu qu’on le pense dans le monde du travail? Quand on sait que les gestionnaires qui vivent du cynisme et de l’épuisement sont trois fois plus à risque de quitter leur entreprise1, on ne peut rester les bras croisés en prenant connaissance de cette donnée.

Le métier de gestionnaire : (encore) attirant?

Demandez à des écoliers du primaire le métier qu’ils aimeraient occuper lorsqu’ils seront adultes : ils répondront fréquemment vouloir devenir pompier, vétérinaire, policier, professeur... Or combien mentionneront «gestionnaire»? Assurément aucun. Un phénomène de désaffection s’observe également dans les facultés de gestion : il semble en effet y avoir, chez les étudiants universitaires, une réelle baisse d’intérêt pour la profession de gestionnaire, comparativement à ce qu’on remarquait chez les générations précédentes, qui reluquaient avec plus d’appétit ce type de poste associé à un statut social enviable et à des avantages financiers non négligeables. Néanmoins, l’argent et le prestige ne sont plus des gages d’une vie professionnelle épanouie. Au contraire, certaines recherches démontrent que l’obsession pour une quête financière et de prestige pourrait même réduire le bonheur au travail2.

Pour assurer l’épanouissement des leaders, devrait-on nourrir davantage leur sentiment de jouer un rôle décisif au sein des organisations, tout en renforçant leur autonomie dans la réalisation de leur travail? Selon les données de la firme Gallup3, à peine 22% des gestionnaires affirmaient en 2023 avoir le sentiment que leur organisation s’intéressait sincèrement à leur bien-être. Serait-ce la raison qui explique le nombre grandissant de gestionnaires qui cherchent activement un autre emploi depuis la pandémie de COVID-194? Les statistiques le prouvent : le statu quo n’est plus une option envisageable. Seulement, par où commencer?

En demande-t-on trop aux leaders?

Guider et inspirer les employés, endosser et porter la vision engageante de l’organisation, veiller avec bienveillance au bien-être de l’équipe et, ultimement, préserver la sacrosainte expérience employé : est-il réaliste de s’attendre à ce que les gestionnaires assument seuls de telles responsabilités quotidiennes? Certes, un imposant courant de recherches scientifiques témoigne des multiples bénéfices d’avoir, au sein de son organisation, des leaders exemplaires, inspirants, transformationnels et éthiques. Cela dit, il existe aussi des études alternatives qui s’intéressent aux conséquences négatives de ce type de leadership sur le bien-être du gestionnaire.

Des analyses ont démontré les dommages collatéraux des hauts standards qu’on impose aux gestionnaires. Le fait qu’on considère bien souvent que ces derniers doivent être «au service» des équipes peut avoir des répercussions sur leur propre santé5. Lorsqu’on leur demande d’être en plus des leaders transformationnels, c’est l’épuisement qui les guette6. N’en déplaise au très populaire auteur Simon Sinek, qui croit inconditionnellement que les vrais leaders sont ceux qui «mangent en dernier»7, peut-être faudrait-il s’assurer qu’il reste suffisamment de protéines dans le buffet, le temps venu, pour que les leaders dont on réclame l’excellence puissent trouver eux aussi l’énergie de reprendre le collier une fois la pause du dîner terminée!

Occuper la chaise du leader est une fonction exigeante. Pour éviter l’épuisement, il faut être prêt à agir différemment. À cet effet, le professeur Henry Mintzberg a émis un souhait : voir moins de leadership dans les organisations et plus de communityship8. Ce concept, dont il est le créateur, met en lumière l’importance de tout le groupe dans le succès de l’organisation.

Ultimement, les entreprises ne devraient pas être différentes de ces volées d’oiseaux migrateurs qui traversent le ciel en s’alignant en forme de V pour fendre l’air, les membres modifiant continuellement leur position dans le groupe pour s’assurer qu’aucun d’eux ne s’épuise complètement, seul au front.

L’expérience gestionnaire en action

Pour soutenir le gestionnaire dans son travail et favoriser une culture du leadership responsable, un bon nombre d’actions et de gestes peuvent être posés au sein des entreprises.

Au début de son mandat

Objectif : soutenir le gestionnaire dans les 100 premiers jours en poste 

Initiatives pertinentes pour y parvenir :

- Désignation d’un mentor externe à sa ligne hiérarchique, ou externe à l’organisation

- Formation de groupes de développement et de soutien entre nouveaux gestionnaires

- Valorisation du «good enough leadership»

- Mise en relation progressive (dès le processus d’embauche) du gestionnaire avec son équipe

Pendant son mandat

Objectif : fournir les ressources nécessaires à l’exercice de ses fonctions :

Initiatives pertinentes pour y parvenir :

- Valorisation du rôle de gestionnaire par l’organisation et par les employés

- Création de groupes de codéveloppement

- Invitation à des événements et à des moments de ressourcement haut de gamme pour tous les gestionnaires

- Forums d’échanges réservés aux gestionnaires

Après son mandat

Objectif : soutenir la vie après la gestion :

Initiatives pertinentes pour y parvenir :

- Reconnaissance du travail effectué par le gestionnaire au moment de son départ et après, sans égard au rayonnement obtenu en cours de mandat

- Maintien des liens entre le gestionnaire ayant quitté l’organisation et les gestionnaires actuels à travers différentes initiatives de collaboration

- Dédramatisation du fait que certains gestionnaires veulent retourner dans un poste de professionne

Article publié dans l’édition Printemps 2024 de Gestion


Notes

1 - Klinghoffer, D., et Kirkpatrick-Husk, K., «More than 50% of managers feel burned out», Harvard Business Review, 18 mai 2023.

2 - Bradshaw, E. L., et coll., «A meta-analysis of the dark side of the American dream : Evidence for the universal wellness costs of prioritizing extrinsic over intrinsic goals», Journal of Personality and Social Psychology, vol. 124, n°4, 2023, p. 873-899.

3 - Wigert, B., et Barrett, H., «The manager squeeze : How the new workplace is testing team leaders», Gallup, 6 septembre 2023.

4 - Ibid.

5 - Zheng, G. G., Zhou, Y., et Wu, W., «Followers matter : Understanding the emotional exhaustion of servant leadership», Applied Psychology, vol. 73, n°1, 2024, p. 215-239.

6 - Zwingmann, I., Wolf, S., et Richter, P., «Every light has its shadow: A longitudinal study of transformational leadership and leaders’ emotional exhaustion», Journal of Applied Social Psychology, vol. 46, n°1, 2016, p. 19-33.

7 - À ce sujet, voir son ouvrage : Sinek, S., Leaders Eat Last : Why Some Teams Pull Together and Others Dont, New York, Portfolio, 2014, 363 pages.

8 - Voir «Enough leadership. Time for communityship», site Web de Henry Mintzberg, 12 février 2015.