Les dirigeants travaillent beaucoup, souvent sans compter les heures. On dirige comme on est, mais comment assumer les nombreuses responsabilités et la charge exigeante qui incombent à ce rôle de leader sans y laisser sa peau? Voici des pistes de réflexion pour trouver l’équilibre.

Avez-vous déjà décrit votre patron comme un workaholique, parce qu’il passe d’innombrables heures au bureau et se consacre souvent de manière obsessive à sa vie professionnelle? L’ergomanie, ce surinvestissement au travail, est un type de leadership relativement courant, dans une société compétitive où la performance s’impose comme une règle d’or. D’ailleurs, le bourreau de travail est accueilli à bras ouverts dans les organisations, qui trouvent en lui un employé au dévouement infaillible, du moins en apparence. Pourtant, sous ce qui semble le summum sur le plan de l’engagement et des promesses de résultats, se cache peut-être un véritable piège.

Alors que le travail devrait permettre à une personne de s’accomplir en tant qu’individu et d’y trouver une saine source d’épanouissement, chez l’ergomane, les activités professionnelles vont bien au-delà des besoins de réalisation. Pour cette personne, le travail n’est pas un simple élément dans l’ensemble des sphères de sa vie : c’est l’élément central, ce qui gouverne tout. «Tout ce qui se dresse devant cet employé et l’empêche de travailler est une source de stress et d’angoisse, explique Denis Chênevert, professeur titulaire au Département de gestion des ressources humaines, directeur du Pôle santé et codirecteur du Pôle D – dirigeant, dirigeante et direction stratégique de HEC Montréal. Il a une approche obsessionnelle du travail, une façon d’être dont il est incapable de se libérer, un déséquilibre dans la sphère affective.»

Plus l’ergomane se donne à son travail, plus celui-ci devient la seule source de motivation à se donner davantage. Il se retrouve donc pris dans un véritable cercle vicieux. Certains, à sa défense, pourraient plaider que l’ergomane n’est qu’un être passionné. Pourtant, selon Denis Chênevert, l’ergomanie et la passion se situent dans deux sphères distinctes. «La passion est saine, elle motive et donne un sens au travail. Elle nourrit. L’ergomanie, par sa nature pathologique, mène à l’épuisement.»

Les risques de contagion

Le chemin vers l’ergomanie est insidieux. Un employé surinvesti dans son travail, toujours disponible et qui veille à se rendre indispensable sera valorisé et encouragé par ses patrons, et aura accès à des promotions. Cette image positive s’infiltre dans la structure hiérarchique et instaure peu à peu une culture toxique au sein de l’organisation.

«Par effet de contagion, les gestionnaires ergomanes finissent par épuiser leurs équipes. Même s’ils incitent leurs employés à chercher l’équilibre et leur suggèrent de prendre du temps pour eux et de se ressourcer, si eux-mêmes ne s’accordent jamais de pause, ils envoient un message qui n’est pas crédible, insiste Denis Chênevert. Ces discours désincarnés visant l’équilibre n’auront aucun effet.»

Comme le rappelle le professeur, nous sommes submergés par des préceptes qui régissent une société de performance ; d’ailleurs, nous mesurons sans cesse cette dernière, de différentes manières. «Un dirigeant se nourrit d’accomplissements, mais c’est un puits sans fond! Et un tel comportement risque de frôler l’obsession, parce qu’il en veut toujours plus. À partir d’où un leader est-il satisfait?» Voilà une question à laquelle tout dirigeant devrait réfléchir, afin d’établir clairement ses limites.

Cette démarche permet de se questionner sur la manière dont on se définit en tant que personne : «Les événements qui surviennent ne sont pas nécessairement le reflet de ce que nous sommes. C’est un détachement important à intégrer, car en s’associant systématiquement aux événements, l’ergomane, dont l’identité dépend de son travail, est heurté par tous ces facteurs extérieurs liés aux résultats. Tout cela le poussera à accentuer ses efforts acharnés et il finira par y laisser sa santé », prévient Denis Chênevert.

Devant les problèmes de santé psychologique liés au travail – qui sont désormais la première cause d’invalidité et qui ont bondi de 18 % à près de 40 % en 30 ans¹ –, la question qui se pose ultimement est la suivante : est-ce que ce surinvestissement au travail, ce déséquilibre qui a des conséquences pour l’ergomane lui-même et pour son entourage, est vraiment productif? À court terme, peut-être, mais certainement pas à moyen ou à long terme.

Le leadership partagé, gage d’équilibre

Avant que l’ergomanie exerce son emprise, être attentif aux drapeaux rouges assure déjà un réalignement vers des comportements plus équilibrés, comme le suggère Denis Chênevert. «D’abord, le temps de travail est une évidence : passer plus de temps au bureau que la normale ou ne jamais s’accorder de répit mérite qu’on se questionne. Aussi, le comportement d’un individu qui ne se présente pas aux réunions parce qu’il ne veut pas s’arrêter de travailler et qui a toujours la bonne excuse d’un dossier important à finaliser envoie un message. Tout comme le fait de s’impatienter à la moindre interruption, de ne pas être attentif et de toujours avoir la tête ailleurs, autant de signes d’une logique obsessionnelle du travail.» Le télétravail peut facilement abattre les frontières entre les occupations professionnelles et la vie personnelle. La coupure nécessaire entre ces deux sphères devient alors floue.

«Le télétravail pose également un défi supplémentaire pour les gestionnaires, car il est alors plus difficile de détecter les employés qui vont moins bien. Il faut vraiment inscrire à l’agenda des rencontres périodiques, en personne, pour capter les signaux imperceptibles en mode virtuel», croit Denis Chênevert. Les discussions qui ne portent pas sur le travail, les rencontres informelles et non planifiées demeurent, selon lui, une excellente façon de favoriser les échanges. «Moi, dès que je vois un employé disponible sur Teams, je l’appelle, juste pour jaser.» Et pour contrer l’isolement.

La solitude est une pente glissante vers un comportement obsessionnel où le travail devient un moyen de compensation. «En ce moment, nous étudions le sentiment de solitude du dirigeant», dévoile le professeur, établissant là un lien direct avec l’ergomanie. Heureusement, poursuit-il, on réalise de plus en plus que le leadership n’appartient pas exclusivement aux dirigeants. Il est partout, et c’est pour le mieux. «Partager le leadership et déléguer les responsabilités sont deux actions qui permettent aux équipes de trouver davantage de sens dans leur travail, tout en allégeant le fardeau et la solitude des gestionnaires.» Une façon beaucoup plus responsable de gérer une organisation.

Article publié dans l’édition Printemps 2023 de Gestion


Note

1- Hartmann, E., et Mathieu, C., «Liens entre ergomanie, épuisement professionnel et traits de personnalités associés : une synthèse des écrits», Santé mentale au Québec, vol. 42, n° 2, automne 2017, p. 197-218.