Les changements climatiques menacent de rendre certaines zones inassurables et contribuent à augmenter le coût des primes dassurance des citoyens et des entreprises. Seule piste de solution : diminuer les risques en devenant plus résilients.

Les pertes des assureurs dues aux catastrophes naturelles ont grimpé de 250% en trente ans, selon Capgemini et l’EFMA, une association de grands groupes financiers mondiaux. En 2022, elles ont atteint près de 120 milliards de dollars américains et devraient désormais toujours dépasser 100 milliards par année, d’après le réassureur Munich Re.

Au Canada, la moyenne annuelle du coût des sinistres catastrophiques est passée de 600 millions de dollars entre 2005 et 2009 à 2,2 milliards de dollars entre 2015 et 2019, d’après le Bureau d’assurance du Canada (BAC). Et les pertes de 3,1 milliards de dollars enregistrées en 2022 montrent que cette tendance pourrait s’accentuer.

«Les changements climatiques exacerbent les risques traditionnels et en créent de nouveaux, souligne Ernst Rauch, chef, Climat et géoscientifique chez Munich Re. Encore cette année, nous assistons à un nombre extraordinaire d’événements météorologiques extrêmes et catastrophiques qui seraient peu probables dans un monde sans changements climatiques.»

Des marchés abandonnés

Déjà, de plus en plus d’assureurs quittent des marchés jugés trop risqués. Depuis 2020, pas moins de 15 compagnies d’assurance ont délaissé la Floride et de grandes firmes ont aussi fui la Californie et la Louisiane, par exemple.

«Que ce soit à cause de la réglementation ou des limites à la capacité de payer des assurés, les assureurs ne peuvent pas facturer des primes qui reflètent les vrais niveaux de risque ni refiler aux consommateurs les hausses de prix que leur imposent les réassureurs», explique Martin Boyer, professeur titulaire au Département de finance de HEC Montréal.

Pour ces entreprises, certains marchés ne valent donc plus la peine. Et comme les zones à risque ont tendance à se multiplier, d’autres territoires pourraient devenir moins assurables. Est-ce à dire qu’on se dirige vers un monde inassurable?

Ernst Rauch n’y croit pas. «À part quelques exceptions, la disponibilité des assurances ne représente pas le plus grand souci à l’heure actuelle, pense-t-il. C’est plutôt l’abordabilité qui posera un problème, et les changements climatiques aggravent cette difficulté.»

Adapter les prévisions

Les changements climatiques mettent en outre à l’épreuve les données historiques et les modèles que les assureurs utilisent pour évaluer leurs risques. En novembre 2018, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) s’est d’ailleurs associé à 16 des plus grands assureurs mondiaux pour développer des outils novateurs d’évaluation des risques, afin d’aider l’industrie à mieux comprendre les répercussions des changements climatiques sur ses entreprises.

Munich Re recueille des données sur les pertes liées aux catastrophes naturelles depuis les années 1970. Elles montrent bien que, dans plusieurs régions, ces pertes augmentent très rapidement depuis quelques années.

Pour l’instant, la combinaison de ces modèles avec des analyses issues des sciences climatiques permet aux grands assureurs d’ajuster leur évaluation du risque à la nouvelle situation. «À plus long terme, réussir à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) et à mettre en place des mesures d’adaptation et de prévention sera crucial pour l’industrie, avance Ernst Rauch. Si l’humanité n’atteint pas un bon taux de réussite dans ces domaines, prévoir les risques deviendra beaucoup plus difficile.»

L’incapacité de combattre le réchauffement climatique et de s’y adapter pourrait aussi affecter les bilans financiers des assureurs. Une étude de l’International Association of Insurance Supervisors, publiée en 2021, évalue que dans le cas d’une transition climatique ordonnée et efficace, le capital en fonds propres disponibles des assureurs pourrait diminuer d’environ 8%. Si la transition se passait moins bien, cette baisse doublerait et pourrait même atteindre 50% si le scénario du «trop peu, trop tard» se concrétisait.

Réduire le risque

Selon Ernst Rauch, le grand défi demeure de conscientiser davantage les citoyens, les propriétaires d’entreprise et les gouvernements quant à la nécessité d’investir dans des mesures d’adaptabilité adéquates. «Les gens doivent mieux connaître leur nouvelle exposition aux risques et prendre les mesures appropriées afin de devenir plus résilients et pour diminuer leur vulnérabilité aux catastrophes naturelles», affirme-t-il.

Ici, les primes pourraient jouer un rôle, estime Martin Boyer. «La perspective de primes plus élevées pourrait inciter les organisations et les citoyens à investir dans des pratiques qui favorisent la résilience», croit le professeur.

Il ajoute que le défi est particulièrement grand dans les régions où les pouvoirs publics n’ont pas les moyens d’assurer eux-mêmes un risque plus grand. En Floride, par exemple, l’État joue le rôle de réassureur et paie en cas de catastrophe, une solution impensable pour de petites îles des Caraïbes, qui sont pourtant très à risque. D’autres options doivent être imaginées. Déjà, des régimes d’assurance régionaux se mettent en place, comme l’African Risk Capacity et le Caribbean Catastrophe Risk Insurance Facility, afin de répartir le risque.

Agir vite

«L’industrie de l’assurance doit innover pour s’adapter à la nouvelle situation, tant du côté de ses modèles d’évaluation du risque que dans la structure de ses produits, mais elle doit également contribuer à diminuer le niveau de risque lui-même en soutenant l’adaptabilité et la résilience des communautés», affirme Swenja Surminski, professeure à la London School of Economics and Political Science, au Royaume-Uni.

Après une catastrophe naturelle, par exemple, les assureurs devraient financer des réparations et des reconstructions qui respectent les principes de la décarbonation et de l’adaptation aux changements climatiques. C’est le concept du «Build Back Better» (reconstruire en mieux) décrit en 2015 dans le Cadre d’action de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe des Nations unies.

Les assureurs devraient également diriger leurs propres investissements vers des entreprises et des projets qui ne contribuent pas à la crise climatique et qui favorisent plutôt la décarbonation et la résilience.

«Si les citoyens, les entreprises et les gouvernements n’agissent pas concrètement pour réduire les risques liés aux changements climatiques, ils ne peuvent pas espérer que les assureurs soient là pour tout le monde, partout, tout le temps», prévient Swenja Surminski.

Le vrai sujet ne serait donc pas tant de savoir si le monde risque de devenir inassurable, mais plutôt d’identifier les gestes que nous devons poser dès maintenant pour que les compagnies d’assurance puissent continuer de jouer leur rôle auprès des communautés et des entreprises.

Article publié dans l’édition Printemps 2024 de Gestion