Les dirigeants d’entreprise subissent des demandes croissantes pour afficher une responsabilité sociale sans failles. Mais quels principes devraient guider leurs décisions éthiques? Le philosophe canadien Joseph Heath offre une réponse originale à cette question.

Depuis les beaux jours de Karl Marx (1818-1883), la philosophie s’est grandement préoccupée des grandes questions de politiques économiques. L’affrontement entre les tenants du capitalisme et du socialisme a maintenu les débats sur l’organisation du marché et de la production au centre de la scène. Mais ils n’offrent pas beaucoup de clés pour déterminer les principes de base de l’éthique des affaires.

Dans son plus récent ouvrage[1], Joseph Heath, professeur de philosophie à l’Université de Toronto, poursuit son travail des vingt dernières années visant à extraire l’éthique des affaires des débats fondamentaux sur l’organisation du marché, pour la traiter comme un sujet spécifique.

«La question n’est pas de savoir comment, dans un monde idéal, un dirigeant d’entreprise devrait agir, ou d’expliquer pourquoi le socialisme serait plus juste que le capitalisme, mais plutôt de déterminer les obligations morales d’une entreprise dans le monde tel qu’il existe actuellement, ce qui est beaucoup plus complexe», soutient le philosophe.

Protéger le marché

Ainsi, Joseph Heath résiste à la tentation d’ancrer sa vision de l’éthique des affaires dans les grandes notions morales comme l’égalitarisme, les droits de la personne ou la justice, par exemple. Il la fait plutôt dériver du marché lui-même. Il rappelle d’abord que l’économie de marché n’est pas une inévitabilité. D’autres modèles existent tels que l’économie planifiée. Si nous avons choisi l’économie de marché, c’est que nous la jugeons meilleure pour produire des biens et des services, et pour les distribuer.

Ainsi, une conduite éthique serait celle qui assure que le marché continue de jouer son rôle efficacement et qui ne cherche pas à profiter des dysfonctionnements du marché. Au contraire, un comportement qui nuit au marché doit être considéré comme non éthique. Joseph Heath donne l’exemple du mensonge. «Dans un commerce, on ne peut pas s’attendre à ce qu’un employé dise toujours toute la vérité, avance-t-il. Par exemple, si je demande à un vendeur d’automobiles quel est le prix minimal auquel il accepterait de me céder une voiture, rien ne l’oblige à m’avouer l’absolue vérité.» Dans le monde des affaires, un peu comme au poker, tricher est interdit, mais on a le droit de bluffer.

Mais cela ne signifie pas pour autant que le monde des affaires est complètement amoral. Cela ne veut pas dire non plus que les dirigeants d’entreprise doivent simplement faire le minimum pour éviter d’enfreindre la loi et que tout le reste est permis. «Si tous les commerçants mentaient tout le temps en faisant seulement attention de ne pas être accusés de fraude, les marchés deviendraient très dysfonctionnels, note le professeur. Nous devons trouver une éthique qui est appropriée au contexte du marché.»

Dans le cas du mensonge, profiter d’une asymétrie de l’information serait peu éthique. Par exemple, si vous vendez une ampoule en disant qu’elle va durer vingt ans, le consommateur ne peut pas vérifier et n’a donc que peu de moyens de se défendre contre une fausseté.

Le fait de profiter d’externalités négatives sans en payer un juste prix constitue un autre exemple de comportement peu éthique. Ce raisonnement s’applique notamment lorsqu’on réfléchit à la responsabilité d’une entreprise par rapport aux changements climatiques. Pour Joseph Heath, les émissions de gaz à effet de serre (GES) représentent une externalité négative susceptible d’entraîner un dysfonctionnement du marché.

En effet, en l’absence d’une taxation suffisante sur le carbone, l’émetteur de GES tire un profit de cette externalité négative, en déplaçant le coût de ses activités aux générations futures. L’entreprise est donc récompensée à un niveau bien supérieur à la réelle valeur qu’elle crée. Selon Joseph Heath, les problèmes de responsabilité environnementale des entreprises pourraient être en grande partie résolus si elles internalisaient tous les coûts environnementaux de leur production et reflétaient ces coûts dans leurs prix de vente.

Une ligne claire

Le raisonnement doit donc toujours demeurer le même : est-ce que mon comportement nuit à l’efficience du marché ou le met à risque? Selon Joseph Heath, il devrait naturellement amener les entreprises, par exemple, à ne pas réclamer de tarifs douaniers ou de mesures protectionnistes, ou encore à ne pas tenter d’éliminer les lois et règlements qui visent à corriger les imperfections du marché, comme les lois de protection des consommateurs, les lois sur la concurrence ou les lois de protection de l’environnement.

Cette position de Joseph Heath le place en porte-à-faux avec la théorie des parties prenantes, qu’il a d’ailleurs explicitement critiquée dans ses écrits. Cette théorie mène à des approches qui définissent l’éthique d’une entreprise en fonction de l’impact de ses actions sur l’ensemble de ses parties prenantes (employés, fournisseurs, clients, communauté, bailleurs de fonds, etc.). Les besoins de ces acteurs doivent se trouver au cœur de la mission de l’entreprise et servir, en quelque sorte, de compas moral lors de la prise de décision.

Joseph Heath ne juge pas cette approche très utile pour dénouer des dilemmes moraux, et ce, pour plusieurs raisons : la difficulté de bien évaluer à qui profitent et à qui nuisent les décisions, la possibilité que certaines parties prenantes soient mieux organisées pour faire valoir leurs intérêts, la complexité de répondre à des intérêts qui peuvent être très divergents (ceux des actionnaires, ceux des employés ou des clients), etc.

En ancrant plutôt l’éthique dans l’efficience du marché, la ligne de conduite devient beaucoup plus claire : une entreprise éthique ne doit jamais profiter d’actions qui fragilisent le marché ou qui sont contraires à l’objectif général poursuivi par le marché (produire et distribuer les biens efficacement) et les règles qui l’encadrent.

Parler ou se taire

Son approche permet aussi de distinguer les sujets sur lesquels les entreprises devraient agir ou se prononcer de ceux qui ne nécessitent pas de telles actions. Ainsi, selon Joseph Heath, les dirigeants de grandes firmes ne devraient pas prendre position sur des questions morales controversées comme la déconstruction de la binarité des genres ou l’avortement. «Ce sont des sujets complexes et très controversés, et les entreprises ne devraient pas tenter d’imposer leurs vues à leurs employés ou à la société», croit-il.

Au contraire, elles ont l’obligation morale d’agir et de prendre position en ce qui concerne les changements climatiques. Bien qu’il puisse susciter des débats, ce sujet n’est pas fondamentalement controversé de la même manière que les questions de genre ou d’avortement.

«Nous pouvons y penser dans des termes très neutres, par exemple pour identifier ce qui constitue une externalité négative, ou encore pour montrer l’impact sur les conditions de production de biens et de services, explique Joseph Heath. Nous disposons donc d’un cadre économique à l’intérieur duquel on peut illustrer en quoi les GES posent problème, sans invoquer des croyances morales ou religieuses.»

Éclaircir la réflexion

La vision que les entreprises ont de leurs responsabilités sociales a beaucoup évolué depuis quarante ans. Dans les années 1980, galvanisées par les victoires de Ronald Reagan aux États-Unis et de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, les grandes compagnies rêvaient par exemple de se débarrasser des lois environnementales qui avaient été adoptées au cours des années 1970. Elles ont fini par accepter, au tournant du 21e siècle, que des règles environnementales soient nécessaires.

Aujourd’hui, elles constatent que la société s’attend d’elles à ce qu’elles dépassent le strict minimum de la conformité légale, pour afficher un comportement plus moral. La grille d’analyse fournie par Joseph Heath peut les aider à répondre aux nombreux défis que cette demande génère.

«Mon rôle en tant que philosophe et éthicien des affaires n’est pas de dicter aux dirigeants d’entreprise comment agir, mais plutôt de les amener à réfléchir plus clairement lorsqu’ils doivent répondre à ces questionnements», conclut Joseph Heath.


Note

[1] Heath, J., Ethics for Capitalists: A Systematic Approach to Business Ethics, Competition, and Market Failure, Altona (Manitoba), FriesenPress, 2023, 276 pages.


Pour aller plus loin

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