Les données sont claires : la majorité des employés, après avoir goûté aux avantages du télétravail, ne veulent plus revenir en présentiel à temps plein... si bien que les gestionnaires devront réfléchir autrement la gestion des équipes, pour réconcilier le travail à la maison et celui au bureau. Explications.

«Si on ne développe pas de rituels, de façons de travailler en contexte hybride, on risque de créer deux organisations différentes», croit Marine Agogué, du Département de management de HEC Montréal. En effet, les employés organiseront leur horaire en fonction des tâches à accomplir, si bien que leur quotidien sera différent en fonction de leur environnement de travail. «La réalité ne sera donc pas la même en ce qui a trait au rythme, aux façons de faire et à la nature du travail, ce qui peut créer une dissonance», ajoute la professeure agrégée.

Cela est d’autant plus vrai dans un contexte où les membres du personnel alternent leur présence selon des journées précises. «Comme gestionnaire, il y a des gens que je vais voir souvent : ceux qui se rendent au bureau les mêmes jours que moi et d’autres que je ne côtoierai jamais, parce qu’ils seront présents à d’autres moments dans la semaine. De la même manière, les travailleurs développeront des liens beaucoup plus forts avec les collègues qui se rendent au travail en même temps qu’eux», note Annie Boilard, CRHA et présidente du Réseau d’Annie RH.

Ce phénomène entraîne plusieurs biais quant à la délégation des tâches, à l’évaluation du travail ou à la reconnaissance, puisque les tâches effectuées en dehors des murs du bureau s’en trouve invisibilisées, selon les deux expertes. «Si vous voyez que Paul arrive tôt le matin et qu’il part tard le soir, vous pourriez souligner ses efforts, son assiduité et son professionnalisme. Mais il faut faire attention, car Caroline, que vous ne croisez jamais, met peut-être autant d’intensité au boulot sans que vous le sachiez», illustre Annie Boilard.

Points de contact entre deux mondes

Pour éviter ce piège, les dirigeants doivent d’abord prendre conscience des effets de cette distance imposée, d’après la CRHA. Outre multiplier les points de rencontre avec chaque travailleur, elle suggère aux dirigeants de confier des tâches à un petit groupe d’employés, pour renforcer les liens entre eux et stimuler la consolidation d’équipe; un autre élément mis à mal par le travail hybride.

Éric Brunelle, professeur titulaire au Département de management de HEC Montréal, pense aussi qu’il faut apprendre à maintenir et consolider ces relations : «Quand les gens se sentent proches, ils sont plus efficaces, ils communiquent de façon plus claire, ils se font confiance et ils collaborent mieux, ce qui augmente la qualité de leur travail.»

En plus de favoriser la collaboration à travers différents outils technologiques et de créer des points de rencontre, il faut trouver des moyens de n’oublier personne au passage. «Si on organise une réunion en format comodal [à la fois sur place et en ligne], cela fonctionne mieux s’il y a peu de gens en ligne et qu’on peut les voir facilement sur l’écran, observe le professeur. Sinon, on peut systématiser certaines pratiques, par exemple en donnant la parole aux gens à distance toutes les 10 minutes, sans quoi on risque de les oublier.»

Même chose pour les discussions spontanées, de l’avis d’Annie Boilard : «Si on improvise une rencontre, il serait intéressant d'offrir la chance aux télétravailleurs d’y participer, en les invitant à se joindre au groupe virtuellement. Si ce n’est pas possible, on doit penser à les prévenir des décisions qui ont été prises, pour faire en sorte qu’ils ne se sentent pas mis de côté.»

Gérer la différence

L’écart pourrait aussi se creuser entre les travailleurs qui doivent se rendre au boulot et les autres. «Le point crucial à retenir pour éviter de créer un sentiment d’injustice, c’est qu’il faut miser sur l’équité plutôt que sur l’égalité», explique Annie Boilard. Dans le contexte actuel, alors que le coût des transports explose, un employeur pourrait décider d’offrir une prime à ceux qui doivent travailler en présentiel, rembourser les dépenses pour l’entretien de leur vélo ou encore payer une partie des déplacements, donne-t-elle en exemples. Il est également possible pour l’entreprise d'améliorer la flexibilité, notamment en laissant les membres du personnel échanger certains quarts de travail.

De la même manière, les entreprises devraient aussi avoir une politique claire quant aux modalités du télétravail, comme le souligne Laurent Vorelli, CRHA et président de Propulsion RH. «Il faut un cadre de gestion assez large qui permet de rappeler sa raison d’être, où on s’en va, et de déterminer quels sont ses objectifs, sa mission. Si tout le monde est aligné sur cela, on peut offrir de la flexibilité», fait-il remarquer. Il est ensuite possible d’analyser les différentes demandes en tenant compte des rôles et responsabilités de la personne, tout en s’assurant que cela ne viendra pas entraver la mission de l’organisation.

Bref, le travail hybride suscite encore beaucoup de questions, et les solutions sont encore à défricher. «Il faut repenser les façons de faire. Mais quelle forme cela prendra-t-il? C’est ce qu’on est en train d’inventer en ce moment», soutient Marine Agogué, qui estime qu’il s’agit d’une réflexion à mener avec ses équipes : «Comment veulent-elles s’organiser? Quels sont les enjeux auxquels elles font face? Comment instaurer des routines, des rituels pertinents?» Une façon de mieux cerner la réalité et de susciter l’adhésion des troupes.