Sacrifierons-nous lavenir de lhumanité sur lautel du dieu Innovation, convaincus quil nous offre les clés de notre salut? Des penseurs appellent à éviter ce piège en révisant la notion dinnovation et en redonnant une place centrale à l’être humain.

La relation que l’humanité entretient avec l’innovation est longue et complexe. Le philosophe français Xavier Pavie, professeur à l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC), en France, attribue la paternité de ce terme à l’historien, philosophe et chef militaire grec Xénophon (430-355 avant l’ère commune). Celui-ci a en effet employé le mot kainotomia auprès du Conseil des Cinq-Cents d’Athènes, auquel il a proposé des innovations commerciales pour aider la cité à redresser son économie.

«En latin, le terme deviendra innovare, précise Xavier Pavie. Ces racines grecques et latines restent au cœur du concept d’innovation utilisé de nos jours. Cela montre que nous n’avons jamais imaginé une forme de développement qui ne soit pas ancrée dans l’innovation.»

Cette dernière reste plutôt mal vue pendant une longue période, notamment par les monarques européens et par l’Église catholique. «Lorsque vous détenez un pouvoir absolu, la perspective du changement effraie; donc, les pouvoirs politiques et religieux se méfiaient des personnes qui proposaient des ruptures», souligne le philosophe français.

L’économiste autrichien Joseph Schumpeter (1883-1950) pave la voie au retour en force de cette notion. Il met de l’avant deux idées majeures. Selon lui, les innovations surviennent en grappes, c’est-à-dire qu’une innovation de rupture suscite l’apparition d’autres innovations autour d’elle. Son autre grande idée est celle de la «destruction créatrice». La croissance économique proviendrait de l’innovation, laquelle fait naître de nouvelles entreprises, qui à leur tour deviendront caduques et seront remplacées par d’autres lors du prochain cycle d’innovation.

«C’est de là que viennent la vision de l’innovation comme moteur de la croissance économique et notre perception que les inventeurs, entrepreneurs et intrapreneurs sont les principaux porteurs de l’innovation», explique Franck Aggeri, professeur de management à Mines Paris – PSL, et spécialiste de l’innovation responsable.

Devenu populaire après la Seconde Guerre mondiale, ce modèle sera d’abord organisé par l’État, jusque dans les années 1970, puis le triomphe du néolibéralisme générera l’émergence des «grappes d’innovation», dont la plus connue demeure certainement la Silicon Valley. Cette approche réunit de jeunes pousses, qui tissent des liens avec des universités, des acteurs publics et parfois aussi de grandes entreprises.

«Soudainement, l’innovation ne venait plus d’un plan étatique, mais plutôt de l’initiative personnelle d’entrepreneurs, souligne Franck Aggeri. C’est à ce moment qu’on a commencé à transformer les entrepreneurs en héros. Au cours des vingt dernières années, la notion d’innovation s’est immiscée partout. On parle désormais d’innovation sociale, verte, publique, pédagogique, managériale, financière, etc.»

L’injonction d’innover

Toujours selon Franck Aggeri, cet élan débouche sur une injonction d’innover à laquelle tout le monde doit se conformer tout le temps. «Nous pensons que toutes les innovations sont bonnes, mais c’est faux, prévient-il. Plusieurs d’entre elles ont des effets négatifs. Des innovations passées causent une grande partie des problèmes environnementaux que nous connaissons. Mais nous ne repérons ces problèmes que très tardivement. Au départ, nous ne voyons que les promesses.»

Le développement de l’énergie carbonée a ainsi mené à une explosion de nouveaux moyens de chauffage et de transport (automobile, camion, avion, cargo, etc.) qui ont permis la mondialisation des échanges et ouvert la voie du voyage à un grand nombre de citoyens, en plus d’affecter profondément l’aménagement de nos territoires. Mais il a également provoqué une crise climatique sans précédent.

«Qu’est-ce qui nous garantit que nos innovations d’aujourd’hui, même celles que nous prétendons vertes, comme la voiture électrique, ne deviendront pas tout aussi dommageables?» demande Franck Aggeri.

Il estime que le modèle de l’innovation est basé sur une conjonction dépassée de l’abondance des ressources et de la liberté d’entreprendre. Puisque nous savons que les ressources ne sont pas illimitées, la liberté d’entreprendre ne peut pas l’être non plus. Elle devrait reposer sur une éthique de la responsabilité prospective. En d’autres termes, les chercheurs et les entrepreneurs devraient réfléchir en amont plutôt qu’en aval aux conséquences négatives d’une innovation.

«L’idée n’est pas de s’élever contre toute innovation, mais de responsabiliser les acteurs en ce qui concerne les impacts de leurs choix et d’adopter une approche plus sobre, dans laquelle l’innovation n’est plus alimentée par une obsession de la croissance économique incompatible avec les limites planétaires», soutient-il.

L’entrepreneur philosophe

Ses propos trouvent un écho chez Xavier Pavie. «Je déplore surtout notre attitude par rapport à l’innovation, se désole-t-il. Nous la subissons et nous agissons toujours comme si c’était à nous de nous y adapter. Elle nous conditionne en permanence.»

Il croit que nous devrions replacer le bien-être de l’humain au centre de nos actions et de nos décisions, et recommencer à choisir comment nous voulons vivre. Y arriver passerait plus par une éducation à l’utilisation de la technologie et au rapport à l’innovation qu’à des tentatives de ralentir ou d’encadrer les progrès technologiques. Il donne l’exemple de la dépendance aux réseaux sociaux. On peut essayer de forcer les grandes plateformes à modifier leurs algorithmes, ce qui semble difficile en regard de leur modèle d’affaires, ou alors on peut éduquer les enfants à un usage plus sain des écrans.

Il en appelle aussi à l’apparition d’entrepreneurs philosophes, qui se poseraient des questions philosophiques par rapport à leurs innovations, ce qui suppose l’introduction, dans les diverses formations, de cours qui leur donnent des outils pour réfléchir à ces sujets. Il a lui-même été le premier à créer un cours de philosophie de l’innovation responsable.

«Je souhaitais arrêter d’enseigner l’innovation classique, qui se concentre sur le parcours entre l’idée et la génération de profits, explique-t-il. J’ai intégré des questions politiques, environnementales et humaines plus larges.» Il s’efforce même d’amener ses étudiants à pratiquer le dialogue, la lecture ou des exercices spirituels comme la méditation, etc., qui sont autant de manières d’apprendre à garder une distance avec nos passions négatives.

Revoir les propositions de valeur

Laurent Simon, professeur titulaire au Département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal, admet qu’il y a une injonction d’innover et que nous vivons dans une période où les changements technologiques s’accélèrent. «Mais l’innovation est souvent une tentative de réponse à un problème ou une proposition d’amélioration, rappelle-t-il. On peut difficilement remettre cela en question.»

Pour lui, un débat sur la pertinence d’arrêter d’innover ne serait pas très fécond, bien qu’il soit porté par certains groupes, comme les néoluddites. Ce mouvement rejette les progrès techniques en raison de leurs répercussions négatives sur l’environnement et le climat. Il dénonce l’absence de débat démocratique et le monopole des grands groupes industriels. Il met aussi en lumière les menaces envers les libertés individuelles de certaines innovations comme la biométrie et la vidéosurveillance.

«Je ne crois pas qu’il soit envisageable ou souhaitable d’arrêter d’innover, mais nous devons certainement régénérer les débats sur la proposition de valeur des innovations, estime Laurent Simon. Nous ne pouvons plus nous contenter de regarder le retour économique à court terme. Nous devons analyser les conséquences environnementales, sociales et éthiques à plus long terme.»

Il rappelle que les innovations ont souvent, au départ, une valeur neutre. Le nucléaire, par exemple, peut servir à faire de la médecine, à générer de l’énergie ou à armer des missiles dévastateurs. «Il y a donc toujours des questions éthiques à se poser en matière d’applications, affirme-t-il. Nous devons nous assurer que les hypothèses de valeur font l’objet de vrais débats sociaux en profondeur.»

Article publié dans l’édition Printemps 2024 de Gestion