Véritable injonction faite aux entreprises et aux gestionnaires, notion sacralisée dans le monde des affaires, l’innovation est associée à un imaginaire puissamment évocateur d’audace, de progrès et, ultimement, de succès. Mais se pourrait-il qu’innovation et déresponsabilisation aillent parfois de pair, générant un coût très élevé pour la société?

Pour illustrer cette coexistence problématique, décortiquons les dessous d’Airbnb, cette entreprise phare de l’économie de plateforme au discours très amène, mais dont le modèle d’affaires, certes innovant, pourrait être qualifié d’irresponsable à plusieurs égards. Le Québec en a eu un aperçu en mars 2023 lors de l’incendie de l’immeuble du Vieux-Montréal qui a causé le décès de sept personnes. Au-delà de l’indignation légitime mais passagère, ce qu’il importe de retenir, c’est le coût exceptionnel et tout de même prévisible d’un modèle d’affaires qui requiert d’être mieux compris.

Nolywé Delannon

Nolywé Delannon est professeure agrégée au Département de management de l’Université Laval et directrice adjointe du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES).

Une logique de surconcentration géographique

L’une des spécificités des entreprises de l’économie de plateforme est que leur succès repose sur des effets de réseaux qui nécessitent d’aller chercher très tôt, des deux côtés de la plateforme, une masse critique d’utilisatrices et d’utilisateurs. Ainsi, plus il y a d’offre et de demande sur une plateforme, plus elle est attractive, et plus elle est attractive, plus l’offre et la demande croissent. Compte tenu de la nature des activités d’Airbnb, qui est de mettre en relation des personnes ou des entreprises désireuses de mettre en location ou de louer un hébergement de courte durée, une logique de surconcentration géographique s’est imposée comme une condition sine qua non de densification du réseau. Afin de faire la démonstration de la viabilité de son modèle d’affaires, il s’est alors avéré indispensable de favoriser la création d’écosystèmes locaux d’offre et de demande qui gagnent continuellement en densité.

L’une des conséquences particulièrement néfastes de cette logique de croissance, couplée à la grande facilité d’accès à la plateforme, est la forte pression exercée sur le logement disponible dans les villes les plus touristiques. La popularité d’Airbnb y crée de forts incitatifs à faire croître l’offre de locations pour le plus grand bonheur des touristes, mais au détriment des personnes résidentes à la recherche d’un logement abordable et d’un tissu social.

Une mobilisation démesurée des autorités publiques

Pour innover et croître, Airbnb repose sur la génération et l’extraction de données comportementales, des pratiques qui s’apparentent à ce que Shoshana Zuboff, professeure retraitée de la Harvard Business School, définit comme du capitalisme de surveillance[1]. La plateforme fait constamment évoluer son fonctionnement au gré des données qu’elle recueille, mais également en réaction aux changements législatifs qui surviennent à l’échelle mondiale pour encadrer ses pratiques et dont elle seule détient une vue d’ensemble. Dans une relation très asymétrique, les autorités publiques locales doivent alors déployer des efforts considérables pour se tenir à jour sur les innovations d’Airbnb afin de faire appliquer leurs lois.

De surcroît, en réunissant une multitude d’hébergeurs dont elle centralise les données d’utilisation tout en refusant de les rendre disponibles aux autorités publiques, Airbnb transfère à ces dernières la lourde charge de s’assurer de la conformité fiscale de toutes les personnes physiques et morales générant des revenus sur sa plateforme. Ainsi, cette entreprise privée requiert une mobilisation démesurée de ressources publiques pour assurer la compréhension constante et l’encadrement efficace de ses pratiques mouvantes.

La déresponsabilisation au coeur du modèle d'affaires

Si la surconcentration géographique et la mobilisation démesurée des autorités publiques jettent le doute sur la responsabilité sociale d’Airbnb, une autre caractéristique de son fonctionnement clarifie les choses : la déresponsabilisation joue en fait un rôle central dans son modèle d’affaires. Cela prend la forme d’un transfert vers des tiers des responsabilités légales et morales traditionnelles des entreprises. Ainsi, le respect de la conformité fiscale est renvoyé à la seule responsabilité des utilisatrices et des utilisateurs sous prétexte qu’Airbnb ne détient pas les actifs dont elle permet la location. Il en est de même pour le maintien du droit d’accès à la plateforme qui dépend quasi exclusivement des notes d’évaluation, un mécanisme pourtant documenté comme étant biaisé et propice à la discrimination, notamment raciale.

Plus troublant encore, la conformité la plus élémentaire aux lois se retrouve elle aussi déléguée à des tiers. À titre d’illustration en contexte québécois, l’obligation d’enregistrement auprès de la Corporation de l’industrie touristique du Québec ne fait l’objet d’aucun contrôle de la part d’Airbnb qui, à la suite de l’accident du Vieux- Montréal, a simplement ajouté un champ obligatoire d’inscription des numéros d’enregistrement.

L’entreprise refuse de consacrer la moindre ressource à la vérification de la validité des numéros saisis, arguant de la responsabilité des autorités publiques d’y veiller. Or, selon un rapport récent, 79% des locations affichées sur la plateforme Airbnb étaient illégales, car elles contrevenaient à la loi québécoise sur l’hébergement touristique[2].

Ce qu’offre le cas d’Airbnb, c’est une occasion de se demander quel est le coût collectif de l’innovation et au service de quoi un tel coût vaudrait la peine d’être payé. Aux autorités publiques de trancher et d’agir.

Article publié dans l'édition Été 2023 de Gestion


Notes

[1] Zuboff, S., L’âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020, 864 pages.

[2] «La démesure Airbnb» (document en ligne), Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ), mars 2023, 42 pages.