Quand les consommateurs deviennent les créateurs de la marque
2018-08-08
French
https://www.revuegestion.ca/quand-les-consommateurs-deviennent-les-createurs-de-la-marque
2018-08-07
Quand les consommateurs deviennent les créateurs de la marque
Article publié dans l'édition printemps 2017 de Gestion
Cocréateurs et même coproducteurs, les consommateurs ne se contentent désormais plus de partager leurs impressions à propos des produits qu’ils aiment : ils participent également volontiers à la construction des marques. Bienvenue à l’ère où l’interprétation de la marque triomphe.
En 2007, America’s Next Top Model a été une des émissions de télé-réalité les plus regardées au monde. Plus de 100 pays se la sont arrachée avec enthousiasme. Rapidement, les forums de discussion qui traitaient de cette série ont semblé aussi populaires que l’émission elle-même.
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Coup de théâtre en 2009 : les téléspectateurs s’aperçoivent qu’une des participantes connaît un peu trop bien l’animatrice… Ultime acte de trahison pour une marque ancrée dans le principe de la méritocratie. Rien ne va plus. Les médias sociaux et les forums de discussion s’emballent. Le mérite de la gagnante est rudement mis en doute. Les admirateurs de la série se sentent floués.
Difficile pour les propriétaires de la marque de réparer les pots cassés, car les épisodes sont tournés à l’avance. Auraient-ils pu à ce moment-là insérer des capsules vidéo ou tenter de prouver leur bonne foi en montrant aux téléspectateurs qu’ils avaient entendu leurs critiques ? D’autres types d’interactions avec les amateurs de l’émission auraient peut-être pu aider la marque à mieux s’en tirer. Toutefois, America’s Next Top Model ne l’a pas fait.
Des admirateurs parfois ravageurs
Sentant le vent tourner, les producteurs tentent de revamper leur série. Mais rien n’y fait. On observe une diminution systématique des cotes d’écoute et des interactions en ligne : la marque est de moins en moins regardée et discutée. Pire encore, les efforts désespérés des producteurs sont interprétés par les fans comme étant incohérents, voire étranges ou ridicules, et sont alors rapportés avec âpreté dans les grands médias, au grand dam des propriétaires de la marque. L’animatrice a beau tenter de limiter les dégâts, il est trop tard. Les composantes principales de la marque ont été remises en question. La situation est irréversible. C’est le début de la fin.
C’est là la preuve que les admirateurs d’une marque qui y sont attachés peuvent se retourner contre elle et nuire à son image en laissant libre cours à des interprétations moqueuses, ensuite reprises et amplifiées dans les médias traditionnels, créant ainsi des éléments ravageurs pour la réputation de la marque.
Comment American Idol a-t-elle réussi là où America’s Next Top Model semble avoir échoué ? En effet, les cotes d’écoute d’American Idol ont été plus longtemps au rendez-vous, et ce, malgré des changements majeurs apportés aux composantes de la marque. Les juges ont été remplacés, certes, mais ils l’ont été par des personnalités plus fortes. Du point de vue des téléspectateurs, à tout le moins, ces nouveaux arbitres ont probablement – ou peut-être – été perçus comme ayant fait l’objet de choix judicieux.
Après un certain moment, cette pratique d’observation pérenne, qui nécessitait un investissement de départ, porte ses fruits. Les propriétaires de la marque repèrent l’ironie, saisissent les blagues de leurs consommateurs et comprennent les enjeux que ceux-ci soulèvent. Ils deviennent capables de capter les nuances et les critiques formulées par les adeptes de la marque. Une fois que ce code est compris, le mouvement des consommateurs devient une richesse inestimable. L’information nuancée aiguille les gestionnaires soucieux d’être au diapason avec leur clientèle. Les consommateurs deviennent ainsi des cocréateurs et des coconstructeurs de la marque, leur contribution allant bien au-delà du rôle habituel et traditionnel qu’ils avaient à une époque pas si lointaine. Seuls les propriétaires de marques qui ont tendu l’oreille peuvent espérer avoir voix au chapitre dans cette révolution en cours.
Comment les propriétaires de la marque ont-ils réussi ce tour de force ? Peut-être ont-ils compris que les ambassadeurs de l’émission sur les forums de discussion ou dans les médias sociaux étaient capables à la fois de causer du tort et d’aider la marque ? Peut-être ont-ils mieux su écouter leurs téléspectateurs lorsque cela s’est avéré nécessaire ?
- RECADRER
Les adeptes interprètent une nouvelle composante de la marque comme étant incohérente ou incompatible avec les éléments existants. Ils produisent un cadre alternatif pour la comprendre.
- REMIXER
Les adeptes se jouent de la marque à partir de son contenu original. Par le fait même, ils créent du nouveau contenu qui se greffe à la marque (GIF, vidéos, logos modifiés, etc.).
- REJETER
Les adeptes rejettent catégoriquement un changement parce que celui-ci est interprété comme étant inférieur à l’élément antérieur.
Un nouveau paradigme
Ce phénomène est nouveau. L’époque des conversations de salon est révolue. De nos jours, les consommateurs ne se gênent plus pour dire publiquement ce qu’ils pensent d’une marque qu’ils chérissent. Au vu et au su de tous. Résultat : les écrits restent, mais l’audio et la vidéo aussi…
Les propriétaires de marques croyaient autrefois que les gens qui aimaient suffisamment leurs produits pour en parler haut et fort étaient nécessairement leurs alliés. Or, ce n’est plus le cas. Il ne suffit plus de se soucier de ceux qui ignorent ou détestent une marque : il faut plutôt être à l’écoute des gens qui s’y intéressent et qui ont des choses à dire à son sujet. Tout est dans l’art de les écouter.
Cette réalité nous a sautés aux yeux dans le cas d’America’s Next Top Model lors de notre recherche. Les serial brands en général nous ont semblé mieux refléter ce changement de paradigme, car ces marques sont hautement sensibles à l’interprétation pointue et expéditive qu’en font leurs adeptes.
Quand un sujet les passionne, les consommateurs peuvent parvenir à connaître si bien une marque qu’ils développent une certaine expertise à son propos. Et grâce au rassemblement de ces consommateurs sur les plateformes d’interactions en ligne, de véritables débats ont lieu. D’où l’importance de les écouter.
Il n’y a d’ailleurs pas que les émissions de télé-réalité qui prêtent le flanc à de tels examens. Toutes les marques en série comme les films, les téléséries, les jeux vidéo, les collections de mode et même les équipes sportives qui invitent les gens à célébrer leurs nouvelles déclinaisons sont concernées. La clé du succès pour une marque consiste à s’assurer que les composantes qui en constituent la genèse sont maintenues ou, lorsqu’elles sont remplacées, demeurent équivalentes ou supérieures aux yeux des consommateurs, et ce, de façon impérative.
Bye-bye, gestionnaires ?
Est-ce à dire alors que les gestionnaires n’ont plus leur mot à dire ? Pas du tout. Mais leur seul point de vue ne suffit plus. Ils ont le devoir d’écouter leur base plus que jamais. Les gestionnaires ont toujours un travail d’éducation à faire, c’est-à-dire qu’ils doivent expliquer aux consommateurs le bien-fondé des changements apportés au produit. De plus, en tant que leaders, les gestionnaires insufflent encore la vision de la marque.
Mais ils n’ont pas le choix d’accepter que les consommateurs puissent être fidèles à la marque tout en étant éminemment critiques envers elle. Une telle attitude n’est pas aussi contradictoire qu’elle le semble. Les gestionnaires sont appelés à devenir des interprétateurs chevronnés. Ils ont l’obligation d’évaluer en permanence la teneur des propos énoncés au sujet de leur marque. L’établissement de critères de suivi et d’évaluation fiables et l’embauche de modérateurs capables d’employer le ton juste pour s’adresser aux consommateurs sont primordiaux. Deux équipes deviennent alors nécessaires : une première capable d’agir dans l’immédiateté, une deuxième capable de séparer le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire juger de l’intérêt et de l’influence des propos exprimés en ligne a posteriori.
*Article écrit en collaboration avec Francis Halin, journaliste