Interpréter, est-ce communiquer ? Cinq constats à retenir

Article publié dans l'édition printemps 2015 de Gestion

Une professeure et une actrice partagent leur fascination pour le parallèle à faire entre l’art d’interpréter et l’art de communiquer. Leurs échanges portent sur les cinq constats communs qu’elles ont dégagés de leurs expériences : la professeure dans ses enseignements, et l’actrice dans ses prestations au théâtre.

Communiquer, c'est jouer !

PROFESSEURE : J’ai remarqué que, bien souvent, l’orateur ne semble pas s’être donné un objectif de communication, et que l’auditoire ne saisit donc pas trop les enjeux de la communication. L’orateur veut-il simplement transmettre une information ? Se défouler ? Dire enfin ce qu’il pense ? Être complètement franc et transparent, donner un cours sur un thème, ou enfin convaincre ?

En clarifiant son objectif, l’orateur peut être plus attentif à son état et à l’émotion qu’il transmet. Il peut être inquiet et malheureux à l’idée d’annoncer une décision délicate et pleine de conséquences pour ses employés, mais si l’un de ses objectifs est de les rassurer, il pourra trouver en lui l’assurance que les choses vont se régler, qu’il fera tout pour qu’il en soit ainsi, et il pourra plutôt transmettre cette émotion et cette conviction. Pour communiquer efficacement, l’orateur doit avoir un objectif, un plan, réfléchir et se préparer.

ACTRICE : Le travail d’acteur est un métier. Avant d’arriver à livrer une performance convaincante, l’acteur sait qu’il aura à fournir beaucoup de travail en amont ; une réflexion devra s’effectuer en profondeur : sonder les motivations, les enjeux et la nature de son personnage. Un nouveau personnage vient avec des objectifs (un message, une vision, une histoire à porter, à transmettre, à faire ressentir). Il faut travailler sur des stratégies ou des moyens pour arriver à les atteindre (respiration, démarche, gestuelle adaptée au personnage, trajectoire des états et des émotions, etc.). Communiquer c’est jouer. Jouer implique d’être dirigé par des intentions claires et de se mettre en état de jeu, en alerte, au service de ces intentions. L’énergie en situation de jeu (pour nous ET pour notre public) n’est pas la même qu’au quotidien. C’en est une de vulnérabilité et d’ouverture qu’il faut éviter de craindre et de réprimer. Au contraire, elle présente une qualité de transmission incroyable par laquelle il est possible de réellement se connecter à sa propre authenticité et ensuite avec son public.

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PROFESSEURE : Les orateurs semblent avoir différents états d’esprit lorsqu’ils se présentent devant leur auditoire. Certains se montrent extrêmement préoccupés par leur technique et leur performance, alors que d’autres affichent un réel enthousiasme à venir à la rencontre d’autres personnes. J’ai remarqué que ceux qui se sont mis en tête qu’ils devaient performer de manière flamboyante sont souvent plus nerveux que ceux qui sont surtout préoccupés par l’expérience que vivent les personnes en face d’eux. Il est important qu’un orateur apprenne à se connaître comme orateur : qu’est-ce que la communication pour lui ? Une performance ? Une rencontre ? Que cela soit l’une ou l’autre, possède-t-il les qualités qui vont lui permettre de « faire un show » ou de « connecter » avec d’autres personnes ?

ACTRICE : Communiquer est une expérience au cours de laquelle nous apprendrons des choses sur nous-mêmes et sur notre interlocuteur, nous échangerons avec différentes personnes, nous vivrons quelque chose de commun. Communiquer c’est être vivant, intéressé et ouvert à vivre avec d’autres. Abordées de cette façon, nos communications deviennent une expérience positive partagée par plusieurs personnes, à l’inverse d’un monologue à décharger sur un public et dont nous serions seuls responsables. Il en va de même pour l’acteur qui cherche toujours à rencontrer son public. Afin d’arriver à cette rencontre, il peut compter sur ses habiletés, qu’il aura explorées et développées durant ses années de formation et de travail de répétition. L’acteur est son propre instrument et cherche constamment à évoluer dans sa virtuosité à le manier. Il connaît les différentes manifestations de son stress en situation de jeu et sait les faire circuler à son avantage. Il a une bonne connaissance de ses possibilités vocales et physiques, de ce que dégage son énergie, de ses limites et de ses pudeurs. Quand vient le temps d’être en représentation, il peut naviguer à travers ses possibilités et parvenir plus rapidement à s’affranchir des éléments plus techniques, puisqu’il sait que les performances plus mémorables se produisent lorsqu’il y a une rencontre entre lui et son public.

PROFESSEURE : J’ai noté que plusieurs orateurs oublient de parler à leur auditoire dans un langage qu’il comprend, avec des mots et des exemples concrets, choisis pour lui, en étant attentif aux préoccupations des personnes qui composent l’auditoire, à leurs intérêts, à leurs opinions, etc. Certains vont même se faire un devoir de dire vraiment ce qu’ils pensent, quitte à choquer l’auditoire et à le placer sur la défensive, et ce, pour une question de valeurs, alors qu’ils aimeraient bien le convaincre et le rallier à leur cause, au fond… Pour rallier un auditoire à sa cause, il importe de lui présenter les avantages de l’idée ou du plan d’action qui est mis de l’avant, pour lui, et pas seulement pour l’orateur. L’auditoire sera mieux disposé s’il se rend compte que l’orateur est conscient et sensible à lui et qu’il a pris le temps de considérer les désavantages que pourrait éventuellement avoir pour lui son idée ou son plan d’action.

ACTRICE : L’acteur est toujours très impatient de sortir de la salle de répétition pour jouer devant un public. Ce n’est qu’à cette étape qu’il est enfin possible de ficeler la partition, le public jouant un rôle important dans la représentation. Son souffle, son énergie, ses respirations, ses silences, ses réactions, ses hésitations, ses rires sont autant d’éléments qui viennent ponctuer la représentation. L’acteur est en écoute constante de son public et de ces différentes expressions et il s’en sert afin de nourrir et d’enrichir sa propre expérience. Il y a toujours des changements qui s’opèrent d’une représentation à une autre, puisque les différents publics seront inévitablement chargés d’états différents. Les acteurs accordent une grande valeur au spectateur qui se déplace, paie et choisit de lui offrir son temps et son attention. Ils savent que ce spectateur a des attentes et souhaite vivre une expérience. Le public est donc toujours dans leur esprit, depuis le travail de répétition et de mise en scène, jusqu’en représentation.

PROFESSEURE : Les orateurs que j’ai observés vont souvent prendre quelques minutes pour mettre en contexte leur auditoire et justifier leur prise de parole. Je pense qu’il faut commencer tout de suite en disant à l’auditoire ce que nous attendons de lui, sinon, au lieu d’écouter, il va se demander durant tout ce temps : « Mais que veut-on de moi ? Pourquoi m’explique-t-on tout cela ? » Il faut dire d’emblée à l’auditoire ce qu’on lui demande et lui expliquer pourquoi il doit prendre du temps pour nous écouter.

ACTRICE : La communication débute dès les premières minutes de la prise de parole. Comme l’acteur en coulisse, il faut être en état de jeu dès que nous nous dirigeons vers notre tribune. Un départ sans énergie, sans ampleur, sans conviction demandera des efforts énormes à relancer par la suite. Il ne faut pas avoir peur de remplir tout son espace de scène, car beaucoup d’éléments agissent dans les premières minutes d’une représentation. Le niveau de stress est par exemple plus palpable. Il faut en connaître les manifestations et la durée nécessaire avant de retrouver plus de maîtrise. Il est aussi important d’engager son public dès les premières minutes afin que la charge de la communication soit répartie entre lui et nous.

PROFESSEURE : Il est finalement très clair que les orateurs les plus efficaces sont ceux qui sont les plus authentiques, ceux qui osent être eux-mêmes et s’approcher de leur auditoire, avec toutes leurs qualités, leurs limites, ce qu’ils sont, plutôt que de se cacher derrière leur feuille, un discours très théorique et non senti, trop technique, des tonnes de chiffres, des diapositives, une gestuelle empruntée, etc. D’ailleurs, les exercices d’habiletés de communication imposés aux étudiants visent à les aider à mieux se cerner comme orateur (voix trop aiguë ou trop basse, gestuelle trop ou pas assez expansive, physique plus ou moins imposant) et à bien connaître l’effet qu’ils font sur leur auditoire.

ACTRICE : S’il est vrai que le chemin vers une bonne performance n’est pas accidentel, mais bien le fruit du travail, d’une bonne connaissance de son instrument, d’une conscience aiguisée des enjeux à défendre et de la recherche d’une rencontre, il demeure qu’elle doit ultimement trouver son élan sur la vérité. Les performances les plus bouleversantes ne sont généralement pas les plus habiles sur le plan technique, mais celles offertes par des interprètes capables de jouer avec une qualité de présence hors du commun. Ces acteurs sauront être présents à la vérité de leur personnage, pour ce public devant lequel ils se mettent à nu, c’est-à-dire en danger. Si l’engagement n’est pas total, ils n’auront pas accès à toute leur énergie brute, leur vérité, et auront du mal à rejoindre celle de leur public. Leur performance risque alors d’être « propre », maîtrisée, mais elle sera sans éclat et laissera sûrement leur public en appétit. À l’inverse, lorsque l’acteur s’engage avec courage et ose déambuler à travers ses zones de vulnérabilité, il en surgira des moments d’une justesse unique. Son public ressentira alors cette charge et la lui retournera sans effort. Avec les années d’entraînement, le chemin vers sa propre vérité devient de plus en plus dépouillé et il est plus facile d’y accéder. La nature humaine, l’autre, que ce soit son partenaire de jeu ou son public, est un fidèle allié. L’acteur cherchera toujours à l’inclure dans la trajectoire qui relie leur vérité propre.