Article publié dans l'édition Hiver 2020 de Gestion

La technologie a bouleversé les liens sociaux autant que les relations de travail. Partant des discours futuristes, Libero Zuppiroli questionne les promesses d’un avenir meilleur au-delà des prouesses techno-scientifiques.

Après son livre intitulé La Bulle universitaire – Faut-il poursuivre le rêve américain ?, le professeur et auteur Libero Zuppiroli cible maintenant la bulle technologique, ses excès d’optimisme et ses dérives intellectuelles. « Aujourd’hui, la plupart des raisons d’espérer en l’avenir font référence à des solutions technologiques [...]. [De] même, les politiciens, hommes ou femmes, ne connaissent pas d’autre solution pour enrayer les crises que d’encourager l’innovation technologique par tous les moyens à leur disposition. »

Loin de contester les avancées technologiques, M. Zuppiroli décrypte les « récits » qui les justifient au nom du progrès de l’humanité, qui masquent « les énormes enjeux de pouvoir ». Il en est ainsi du projet agricole nommé « révolution verte », censé vaincre la faim dans le monde grâce à l’industrialisation de l’agriculture. Au-delà de ses succès et de ses échecs, ce projet du XXe siècle est l’exemple type d’une utopie technologique, c’est-à-dire « un récit prophétique tendant à définir un avenir meilleur imputable à une nouvelle mise en ordre technologique de l’agriculture ».

Autre récit propice à la prolifération des utopies : la pensée transhumaniste, qui prône le recours à la science et à la technologie pour accroître les capacités humaines. Plusieurs inventions récentes (nanotechnologies, neurones biologiques, piratage corporel, cyborgs, etc.) nourrissent le réservoir des utopies. « La plus naturelle consiste à envisager la transformation de l’humanité en un cerveau unique distribué et interconnecté dont chaque individu sera un neurone vibrant. » Pour décortiquer l’intelligence humaine et stimuler son activité, les projets vont bon train. « IBM aurait déjà créé un modèle mathématique et une simulation numérique décrivant 10 000 neurones du cortex, impliquant 10 millions de connexions », illustre M. Zuppiroli.

« Dès 2030, on devrait pouvoir se procurer le droit d’utilisation d’un cerveau artificiel. » Il cite le Human Brain Project, en Suisse, dont l’équipe travaille sur un modèle du cerveau pour en faire une simulation dans un superordinateur.


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Qui tire les ficelles ?

« Les utopies technologiques sont, pour l’essentiel, suscitées, canalisées et encouragées par les sociétés transnationales de l’énergie, des transports, de l’agrochimie, de l’alimentation, de la santé, de l’armement et surtout de l’information et de la communication [...] qui toutes ensemble revendiquent aujourd’hui la conduite mondiale du progrès et du bien commun. »

Enjolivées par les services de communication, relayées par les bureaucrates et par les technocrates responsables de l’innovation, elles sont confortées par la culture managériale, souligne l’auteur. Le « tout-numérique » n’est donc pas viable, selon Libero Zuppiroli.

« Le développement démesuré du travail immatériel et des secteurs de la publicité, de la vente et des services – secteur tertiaire – a créé, principalement dans les villes, une classe de travailleurs, hommes et femmes, souvent malmenés et stressés mais malgré tout dociles et acquis aux utopies technologiques. »


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Sans compter que l’imposition d’une interface électronique à toute relation commerciale ou administrative constituerait une grave atteinte aux droits de la personne. L’auteur invite à promouvoir le « vivant » dans les activités humaines et à tester des solutions alternatives vers les voies de la décroissance.