Quand le gouvernement change une politique ou modifie les règles du jeu, devrait-il dédommager les groupes qui sont pénalisés? Voilà une question récurrente, aujourd’hui d’actualité dans le secteur du taxi, mais qui le sera demain dans la production du lait.

La réglementation du lait

Au Canada, il n’y a pas de libre production commerciale du lait, de la volaille et des œufs. Avec la présence d’un marché très protégé de la concurrence extérieure, la gestion de l’offre implique des quotas ou contingentements, c’est-à-dire l’émission de droits de production. Ces permis ou feuilles de papier représentent un impressionnant actif pour leurs détenteurs évalué, pour 2015 par Statistique Canada à un montant de 32,4 milliards de dollars. Selon les données de 2015, une estimation de la valeur du quota pour la ferme laitière moyenne québécoise est de 1,5 million de dollars, soit une estimation de 25 000 dollars par vache laitière pour un troupeau moyen de 61 têtes. Avec 5 766  fermes laitières, la valeur totale des quotas de lait au Québec serait de 8,8 milliards de dollars. Le prix des quotas reflète un prix du lait élevé par rapport aux coûts de production. Il n’est pas la cause des coûts élevés de production. Si le prix du lait correspondait aux coûts de production, la valeur du droit de produire serait nulle. Le tableau ci-bas montre le considérable écart des prix du lait à la ferme au Canada par rapport à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande, à l’Union européenne et aux États-Unis durant toute la période de 2004 à 2014.


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La déréglementation australienne

La réglementation canadienne sur le lait implique d’importants transferts des consommateurs vers les producteurs et une valeur très élevée pour les droits de produire. Le présent système peut-il être libéralisé? C’est ce qu’a fait l’Australie en l’an 2000 et d’une façon intégrale. Conscient de l’impact de la déréglementation sur les producteurs et sur certaines communautés locales, le gouvernement a mis sur pied un programme d’aide totalisant 2 milliards de dollars avec des versements trimestriels durant huit ans. Il fut financé par un prélèvement de 11 cents le litre imposé sur la vente au détail du lait de consommation1. Les consommateurs, gagnants de la libéralisation, ont ici compensé des perdants. La déréglementation était-elle plus facile à réaliser en Australie qu’au Canada? La réponse est affirmative à cause d’un impact moins important. Selon les estimations de l’OCDE pour 1995-1997, les transferts propres au lait des consommateurs et des contribuables représentaient au Canada 48,2 % des recettes des producteurs laitiers contre 18,4 % en Australie. En 2015, c’était 0 % pour l’Australie et 47,2 % pour le Canada.


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Les gagnants doivent-ils compenser les perdants?

Dans le cas australien, les consommateurs ont assumé une taxe sur la consommation du lait durant huit ans et demi pour financer un fonds de compensation pour les producteurs pénalisés. Le principe de la compensation devrait-il être adopté dans les changements de règles du jeu? Étudions sommairement quelques cas. Si les droits de propriété sont bien définis, la compensation devient juridiquement obligatoire. Le propriétaire d’une résidence jouit ainsi de différents recours si le gouvernement veut acquérir l’immeuble pour élargir une route. Encore aujourd’hui, plusieurs partagent, du moins implicitement, une conception romancée des gouvernements : ils seraient orientés uniquement vers la recherche du bien commun tout en n’ayant aucun problème d’information. Dans ce monde non contraint, vu cette omniscience, toute action gouvernementale implique un bénéfice qui permet de compenser les perdants. Cela réalise ce que les économistes qualifient d’action efficace selon le critère de Pareto. Une conception plus réaliste du gouvernement complique l’analyse. L’économiste Karl Brunner soutenait la proposition suivante : « L’essence de la politique est la redistribution et les conflits politiques sont centrés sur des questions de redistribution »2. Les politiques représentent généralement les résultats des actions de groupes d’intérêts à la recherche de privilèges ou de rentes. Dans cette perspective des processus politiques, l’effet à long terme d’exiger une compensation lors d’une déréglementation implique une conséquence inattendue et dangereuse : cela accroît pour les différents groupes d’intérêts la rentabilité d’obtenir des faveurs du gouvernement. Ces faveurs conserveraient alors un caractère de permanence, une forme de droits acquis ou de droits de propriété bien définis. La course aux rentes ou faveurs gouvernementales serait encore plus développée grâce à des gains potentiels accrus. Si la compensation devenait un droit, la valeur de toute forme de permis comme les actuels quotas de lait ne ferait qu’augmenter. Est-ce à recommander?


Notes

1. Au cours des dix dernières années, le dollar australien valait en moyenne environ 0,95 dollar canadien.

2. Karl Brunner (1978). « Reflections on the Political Economy of Government. The Persistent Growth of Government », p. 662.