Lors de sa séance du 19 février 2016, l’APM Montréal recevait l’économiste et essayiste français Nicolas Bouzou. Auteur de nombreux ouvrages et également fondateur et directeur du cabinet de conseil Asterès, M. Bouzou arrivait directement de France afin de nous proposer des pistes pour mieux « comprendre les mutations de l’économie » et la manière de les aborder. Gestion a eu le privilège de s’entretenir avec lui sur le sujet.  

Votre conférence présentée à l’APM prenait pour point de départ les grandes mutations en cours. Quelle est la nature de ces mutations? 

Je considère que nous sommes entrés dans une période de mutations technologiques, économiques et sociales qui est peut-être la plus importante depuis la Renaissance, au XVe siècle. Beaucoup de personnes l’associent à la numérisation. Or, je crois que la phase de bouleversements actuelle va au-delà de la numérisation et qu’elle est bien synthétisée par l’acronyme NBIC, qui tient pour nanotechnologies (N), biotechnologies (B), sciences de l’information (I) et sciences cognitives (C), c’est-à-dire l’intelligence artificielle. C’est effectivement la convergence entre ces quatre types de technologies qui est en train de changer complètement notre économie. De surcroît, nous faisons actuellement face à une révolution qui se distingue des révolutions industrielles passées puisque, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, elle touche le monde entier. D’ailleurs, lorsque j’ai ouvert ma conférence à l’APM, j’ai cité l’anecdote suivante. Quand je suis arrivé à Montréal il y a quelques jours, j’ai lu la presse d’ici. En une, il y avait le combat entre les taxis et Uber. Il s’agit d’un cas intéressant car, où que je me trouve dans le monde aujourd’hui, la presse locale évoque cette rivalité. On en avait beaucoup parlé ces derniers jours à Paris, d’où j’arrivais, et idem à Genève, où j’avais voyagé la semaine précédente. Uber, au fond, est une entreprise non pas du transport comme nous avons tendance à le croire d’emblée, mais une entreprise des NBIC, du secteur des technologies. Et cette entreprise participe des mutations en cours parce qu’elle génère ce que les économistes appellent un effet de « destruction créatrice », ce principe selon lequel de nouvelles activités émergent alors que d’autres sont appelées à disparaître. Et c’est bien là le problème entre Uber et les taxis.


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Doit-on craindre les conséquences des changements en cours, plus précisément celles de la destruction créatrice?

Je ne pense pas. C’est vrai qu’il y a actuellement un climat de peur, comme chaque fois que nous nous trouvons dans une phase de transition. En nous penchant sur la Renaissance, nous constatons que durant cette période, personne ne parlait de « renaissance ». Tout le monde était alors très inquiet de voir la façon dont l’imprimerie mettait en péril le secteur traditionnel du livre ou de la manière dont les grandes navigations nuisaient au commerce traditionnel des épices. Nous vivons très exactement la même chose aujourd’hui. Uber suscite des craintes, car nous soutenons qu’il détruit l’industrie du taxi. Nous redoutons aussi la robotique, parce qu’elle fait disparaître des emplois ouvriers, ou l’intelligence artificielle, car elle est une menace pour les emplois de services, y compris les emplois qualifiés. Or, ce qu’il faut garder en tête, c’est que le potentiel de création d’emplois est lui aussi très, très important. Le défi n’est donc pas de se protéger contre les abolitions d’emplois, mais plutôt d’arriver à en créer beaucoup d’autres à travers toutes ces nouvelles activités qui émergent simultanément.

Il y a pourtant des gens dont l’emploi est réellement menacé par les mutations en cours. Comment peut-on faire en sorte que, durant cette phase de transition, tout le monde puisse y trouver son compte?

Vous avez tout à fait raison. Et c’est pour cela, d’ailleurs, que la période actuelle est un peu anxiogène. Ces gens ont besoin de bénéficier de ce que l’on appelle la flexisécurité. Cela signifie que, d’un côté, le marché du travail doit être flexible, c’est-à-dire que les entreprises doivent pouvoir créer ou supprimer des emplois comme elles le veulent. D’ailleurs, au Canada, le marché du travail est beaucoup plus flexible qu’en France. En revanche, il faut faire un effort de formation et de soutien très important pour les salariés qui perdent leur emploi. Et il faut le faire très en amont, en ciblant les populations qui sont les plus à risque. C’est par exemple le défi auquel le Canada doit faire face en ce qui a trait aux emplois du domaine de l’énergie. Nous savons bien qu’à l’horizon de 10 ou 15 ans, nous assisterons à un développement extraordinaire des énergies renouvelables puisque d’immenses progrès sont actuellement réalisés dans ces secteurs. Par conséquent, nous utiliserons sans doute moins d’énergie fossile. Il y a donc un enjeu de formation très important afin que les travailleurs de la production d’hydrocarbures qui perdront leur emploi puissent se rediriger vers les secteurs émergents. Ce ne sera pas facile, j’en conviens, mais il s’agit de la seule manière d’assurer le plein emploi durant cette phase transitionnelle.

Faudrait-il voir les changements en cours comme des sources de possibilités nouvelles? 

Absolument. Regardez les grandes périodes de mutation que nous avons connues au cours de l’Histoire, que ce soit la Renaissance, que j’évoquais plus tôt, le siècle de Périclès durant l’Antiquité, l’invention de l’agriculture il y a 10 000 ans ou, plus proche de nous, la Belle Époque à la fin du XIXe siècle, pendant laquelle sont inventées l’automobile et l’électricité. Ce sont toujours des phases très angoissantes en raison de ce phénomène de destruction créatrice qu’elles entraînent. Or, après coup, nous réalisons que ces périodes permettent le progrès. Et le progrès est synonyme d’une meilleure qualité de vie, c’est-à-dire, par exemple, de meilleurs revenus, de percées dans le domaine de la santé et de l’augmentation de l’espérance de vie. Il faut donc bien garder à l’esprit qu’au terme d’une phase de transition, il y aura des avancées importantes.


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À quel moment, alors, pourrons-nous commencer à constater les progrès provoqués par les mutations en cours? 

Cela est très, très subjectif. Il n’est pas étonnant que des périodes de changements de cette ampleur durent une trentaine d’années, et je pense que nous sommes à peu près à mi-chemin de l’actuelle phase de transition. Nous aurons donc une toute nouvelle économie dans 10 ou 15 ans. Ce qui importe, c’est que nous tenions le coup pendant ce passage. C’est pour cela que nous avons besoin à la fois d’une politique de flexisécurité, que j’expliquais plus tôt, et d’un discours qui soit positif. Et de ce point de vue, le Canada est plutôt bien placé. Quand j’écoute le premier ministre, le gouvernement ou les dirigeants d’entreprise d’ici, je trouve qu’ils ont un discours qui est beaucoup plus tourné vers l’avenir que celui que j’entends en Europe, par exemple. 

Finalement, à quoi ressemblera notre économie et plus précisément le marché du travail à la suite de ces mutations, dans une trentaine d’années par exemple? 

Franchement, quand j’essaie d’imaginer ce qui se passera dans une trentaine d’années, je vois quelque chose d’assez positif. J’imagine que nos énergies seront essentiellement renouvelables, que nous guérirons les cancers, que nous nous déplacerons en voiture autonome (autoconduite), que les villes seront intelligentes, etc. Ensuite, ce qui me semble clair, et ce sera d’ailleurs un défi social, c’est que la nature du travail aura considérablement changé. Et cela en raison du fait qu’avec les progrès techniques et l’intelligence artificielle, la technologie sera en mesure d’accomplir plusieurs des choses que nous exécutons aujourd’hui. Par conséquent, je pense que nous aurons beaucoup d’emplois de services et d’emplois qualifiés qui complèteront la machine. Je m’explique avec un exemple concret. Vous avez beaucoup d’hôpitaux qui achètent des robots anesthésistes ou des robots chirurgicaux. En même temps, ces hôpitaux recrutent beaucoup d’infirmières et d’infirmiers parce que la machine ne peut se substituer à leur métier. Ainsi, le travail sera adapté à ce que la machine ne peut pas faire, par exemple installer une perfusion dans le bras d’un patient et rassurer ce dernier. Je pense qu’il y aura donc un développement considérable de ces métiers qui sont très humains. De plus, le travail sera beaucoup plus autonome qu’il ne l’est aujourd’hui, c’est-à-dire qu’il y aura beaucoup moins de salariat et beaucoup plus de travail indépendant, y compris le télétravail.