« Le comptable en entreprise ne peut plus rester dans sa tour d'ivoire et jeter, selon son bon plaisir, des bribes d'informations à ses collègues de la fabrication, de la vente, de l'ingénierie. Il doit s'insérer comme un membre d'une équipe et reconnaître à chaque instant que son métier ne se justifie que par le service rendu » (Gerrard, A., «What is a controller ?» The Accountant, juillet 1969)

Comme le montre cette citation de 1969, cela fait plus de 50 ans que des appels à transformer le métier de comptable en entreprise sont lancés dans des revues professionnelles et que les comptables veulent changer l'image de compteurs de haricots qui leur est souvent associée pour se transformer en partenaires d'affaires1.

Les écrits professionnels actuels incitent à poursuivre cette quête : le chef des finances du futur devrait être un leader, partenaire d'affaires qui doit contribuer à la stratégie2. Cette tendance est confirmée par les comptables et les contrôleurs que nous rencontrons. Récemment, lors d'un colloque sur les difficultés de concilier les exigences de conformité et le leadership stratégique, les contrôleurs et les chefs des finances ont souligné que produire des chiffres fiables constitue la première de leur mission, mais que leur pertinence vient de leur capacité à parler aux opérations et à la direction et à fournir des données qui aident à la prise de décision3. Ils veulent devenir des partenaires d'affaires, c'est-à-dire s'assurer qu'ils sont entendus et écoutés par les opérations.

Des avantages et des enjeux de la proximité des opérations

Pour le comptable en entreprise, un des enjeux de la proximité avec les opérations est la fiabilité des informations. En effet, un comptable qui reste dans son bureau fait l'hypothèse que les systèmes d'informations, les procédures et le contrôle interne de son organisation sont capables de lui assurer une information fiable et exhaustive. Cette hypothèse est fragile pour trois raisons majeures.

D'abord, les systèmes d'information, aussi perfectionnés soient-ils, ne fournissent que des données. L'utilité et la pertinence de l'interprétation de ces données nécessitent de saisir les enjeux stratégiques et opérationnels immédiats et le modèle d'affaires de l'organisation. Pour le comptable en entreprise, la proximité avec les opérations apparait donc comme une des clés lui permettant de replacer les données issues des systèmes d'information dans leur contexte et d'identifier les sources de risques et d'opportunités.

Ensuite, si les procédures et le contrôle interne sont indispensables, ils ne sont toutefois bien souvent pas suffisants pour assurer la fiabilité des données saisies. Leur bon fonctionnement suppose une certaine stabilité de la vie des affaires, ainsi que la compétence et l'honnêteté de tous les membres de l'organisation. Or, la vie de l'organisation est nécessairement ouverte aux aléas et aux turbulences. Par exemple, le client passe souvent (et heureusement pour l'organisation) avant les procédures. Il peut aussi y avoir une faille dans la formation d'un nouveau recruté. Ces situations qui sont susceptibles de mettre à mal le respect des procédures, et de ce fait, la fiabilité des données saisies.

Enfin, se limiter aux données telles que présentées dans les systèmes d'information, c'est considérer la comptabilité comme une technique, une mécanique qui ne requerrait pas de jugement. Or, si la comptabilité est encadrée par des principes et des règles, nombre d'opérations laissent des marges d'appréciation et exigent l'exercice d'un jugement professionnel. Le comptable en entreprise, en tant que professionnel aguerri, sait que comprendre les opérations, c'est être capable d'exercer ce jugement.

D'un point de vue organisationnel, la proximité avec les équipes opérationnelles permet de s'assurer que les données comptables sont prises en compte dans les décisions. En faisant partie intégrante d'une équipe opérationnelle, le comptable en entreprise a supposément plus de chances d'influencer la prise de décision que s'il est éloigné dans l'organigramme ou physiquement des opérations.

Des risques d'un modèle unique et uniforme

Un certain nombre de recherches donnent cependant à penser que cette volonté de faire du comptable un partenaire d'affaires n'est pas sans risque.

Un des risques identifiés relève des conflits de rôles. Il a ainsi été montré que les contrôleurs d'unités d'affaires qui dépendent des directeurs opérationnels sont plus à même d'aider les responsables opérationnels dans leur prise de décision, mais que dans le même temps, ils perçoivent leur rôle comme incertain et ambigu et que leurs prévisions et leurs rapports d'analyses de performance sont moins fiables4.

Un autre risque identifié est la négation implicite de la diversité des organisations et de leur modèle d'affaires. Une étude5 réalisée sur des grands groupes leaders dans leurs secteurs d'activité respectifs montre ainsi que l'orientation de la fonction comptable peut varier selon les organisations et que tous les comptables dans une organisation donnée ne peuvent, ni ne doivent être partenaires d'affaires. Il apparait que si le comptable partenaire d'affaires joue pleinement son rôle d'aide à la prise de décision locale, sa proximité avec les opérationnels peut constituer un risque de dérive en termes de gouvernance. Les comptables et les contrôleurs en unité d'affaires remplissent ainsi des rôles différents qu'ils ont du mal à concilier. Transformer la fonction comptable pour la rendre plus utile implique de prendre en compte cette nécessaire diversité.

Au-delà de l'injonction de devenir partenaire d'affaires, la plupart des rapports et des travaux restent évasifs concernant les modalités pour transformer la fonction finance en partenaire d'affaires. Comment parvenir à équilibrer le rôle de partenaire d'affaires utile à la prise de décision et les exigences de conformité qui incombent aux comptables? Comment ajouter une compétence de leader à leur expertise technicienne reconnue? Ce sont ces questions auxquelles nous avons tenté de donner des réponses dans un article paru dans la revue Gestion (lire « Chefs des finances et contrôleurs : entre obligation de conformité et leadership stratégique »). Nous y développons la nécessité d'articuler les compétences interpersonnelles, informationnelles, de négociation et d'organisation des chefs des finances.


Notes

1 Pour un historique, voir Lambert, C. (2005). La fonction contrôle de gestion. Contribution à l’analyse de la place des services fonctionnels dans l'organisation. Thèse de doctorat, Université Paris Dauphine - Paris IX Pour une étude contemporaine sur ces difficultés d'image, voir Morales, J. et Lambert, C. (2013). « Dirty work and the construction of identity. An ethnographic study of management accounting practices » Accounting, Organizations and Society, 38(3), pp. 228?244.

2 Voir, par exemple : Woledge, R., Beaudan, E. et Arnold, H. (2015). Developing the CFO of the Future. The Changing Role of Finance Executives in Leading Canadian Companies. Toronto: Odgers Berndtson/Rotman School of Business.

« Colloque pour les chefs des finances et les contrôleurs. Concilier exigences de conformité et leadership stratégique », organisé par l'École des dirigeants, l'ordre des CPA et la chaire internationale de contrôle de gestion.

4 Maas, V. S. et Mat?jka, M. (2009). « Balancing the Dual Responsibilities of Business Unit Controllers: Field and Survey Evidence » The Accounting Review, 84(4), pp. 1233-1253.

5 Lambert, C. et Sponem, S. (2012). « Roles, Authority and Involvement of the Management Accounting Function: A Multiple Case-study Perspective. » European Accounting Review, 21(3), 565-589.