Entretien avec Ivo Brughmans : le pouvoir du paradoxe
2024-10-12
French
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2024-10-04
Entretien avec Ivo Brughmans : le pouvoir du paradoxe
Innovation , Entretien
Selon le philosophe et consultant en leadership Ivo Brughmans, les vieilles formules du type «il faut couper la poire en deux» pour résoudre des conflits ne tiennent plus la route. Dans son nouveau livre, Paradoxical Leadership: How to Make Complexity an Advantage1, l’auteur belge propose de mieux utiliser les tensions vécues dans les entreprises. Elles sont, d’après lui, un outil pour accroître la productivité et l’innovation.
Dans votre livre, vous racontez comment votre expérience de grand voyageur vous a amené à réfléchir à la force des paradoxes. De quelle façon cela s’est-il produit?
Il y a quelques années, alors que mon travail de consultant m’amenait à prendre fréquemment l’avion, je me suis demandé si je pouvais vivre de manière plus «durable». Or, le simple fait de poser cette question me mettait devant un paradoxe entre mon désir d’épanouissement personnel à travers les voyages et celui de réduire mon impact sur l’environnement. La plupart d’entre nous croient que la solution classique à ce genre de dilemme réside dans le compromis, soit de prendre tout simplement moins l’avion! Mais j’ai décidé de considérer les choses autrement. Est-il possible d’intégrer le dilemme dans la solution? La pensée paradoxale, c’est cela : réunir les polarités pour considérer le problème sous un autre éclairage.
Comment y parvenir?
La pensée paradoxale part d’un dilemme : est-ce que je vais au cinéma ce soir ou est-ce que je rattrape plutôt mon retard pour répondre aux courriels dans ma boîte de réception? On parle de deux polarités, deux tendances opposées ou contradictoires. Si on veut résoudre le paradoxe, il faut réunir les polarités et reconnaître non seulement leur existence, mais aussi leur validité. Il y a un besoin, pour ne pas dire une nécessité, lié à chaque côté de la médaille. «Gérer les courriels» exprime le sens du devoir. «Sortir au cinéma» exprime le besoin de détente. Les deux sont nécessaires, mais la question est alors de savoir s’il n’y a pas moyen de répondre aux deux en même temps. Au lieu de penser que c’est l’un ou l’autre, pourquoi ne pas maintenir les deux? Dans ce cas, la solution serait peut-être de trouver le moyen d’accomplir cette tâche de manière plaisante.
Dans le cas de mon dilemme sur mes déplacements en avion, la réponse est peut-être de retrouver la même sensation magique du voyage en m’immergeant intensément dans une expérience contemplative, par exemple dans un petit parc à proximité.
Il s’agit ici d’un exemple plus «philosophique». Mais dans les organisations, comment cela se traduit-il?
Les polarités y sont très nombreuses. On a tendance, par exemple, à rassembler les choses dans différents services, accentuant les vases clos : innovation, développement commercial, conformité et réglementation, recherche... Chacun fixe ses objectifs, très différents et parfois même divergents, voire opposés.
Au sein de la direction, une autre polarité se manifeste entre l’intention de centraliser et celle de décentraliser. Une nouvelle direction arrive et déclare que l’orientation prise mettra désormais en valeur la sous-traitance. Puis, cinq ans plus tard, le nouveau PDG déclare qu’il faut plutôt internaliser.
Toujours dans le cadre de gestion, la polarité peut s’exprimer par des objectifs et des indicateurs distincts. Laisse-t-on chaque service créer ses indicateurs clés de progrès ou bien doit-on imposer les mêmes à tout le monde?
Pourquoi ces polarités deviennent-elles contre-productives, voire destructrices pour les entreprises?
Dans chaque service d’une entreprise, le personnel peut adopter des points de vue unilatéraux sur ce qui est important, au point où ces services peuvent même cesser de communiquer entre eux. De même, la centralisation comporte bien des avantages; elle permet de réaliser des économies d’échelle et de mettre en place des processus standardisés. Mais si vous en faites trop, vous créez un monstre bureaucratique. D’un autre côté, vous pouvez être très décentralisé et proche de votre clientèle. C’est fantastique, car vous avez alors une idée de ce qui se passe réellement sur le marché. Mais si vous allez trop loin, il n’y a plus de projet commun. Dans un sens ou dans l’autre, on en vient vite à détruire la valeur à mesure qu’on la crée.
Que faut-il faire alors pour transformer les forces opposées en atouts? Quelles sont les étapes à suivre?
La première étape consiste à déterminer les besoins exprimés dans chaque polarité, sous la surface en quelque sorte. Prenons l’exemple des services commerciaux et des services juridiques. Un vendeur veut conclure une vente rapidement. Mais lorsque le service juridique intervient, les choses ralentissent. Le vendeur se plaint alors, disant que le juridique est trop axé sur la conformité, que l’équipe ne comprend rien, que les retards coûtent de l’argent, etc. Cela crée une situation polarisée. Pour commencer à s’en sortir, il faut donc d’abord reconnaître cette polarité. Tout le monde ressent la tension, et le simple fait de nommer ces besoins permet aux équipes de se sentir reconnues.
L’étape suivante consiste à comprendre le besoin exprimé dans chaque polarité. Par exemple, au service des ventes, le besoin est de générer des revenus. Les avocats, eux, veulent minimiser les risques juridiques. Les deux sont nécessaires. Une fois les besoins établis, il devient possible de se poser une vraie question : comment s’organiser pour travailler rapidement tout en évitant le risque?
Prenons un autre exemple : une municipalité ou un promoteur hésite entre construire un stationnement ou un parc. Veut-on favoriser la mobilité ou vivre de manière durable? Solution simple : supprimer les voitures. Mais peut-être y a-t-il moyen de lier la mobilité à un mode de vie durable. Si les magasins sont à proximité, on aura moins besoin de voitures. La pensée paradoxale consiste à aller au-delà du dilemme et à voir quels sont les éléments positifs d’une situation.
Quels sont les défis auxquels font face les dirigeants dans l’utilisation de la pensée paradoxale?
Les directions doivent créer l’espace nécessaire et accorder du temps aux équipes pour leur permettre de naviguer entre les polarités, de faire des erreurs occasionnelles et d’en tirer des leçons. Pour revenir à mon exemple précédent sur l’opposition entre les ventes et le service juridique, chacun peut défendre passionnément sa position. Mais l’un et l’autre doivent être capables de se projeter pour mieux comprendre le point de vue de leur interlocuteur. Oui, la croissance est importante, mais pas sans s’exposer à des risques juridiques ou réglementaires indus ou parfaitement évitables. Les deux aspects de la question sont valides.
Concrètement, comment les dirigeants peuvent-ils s’en assurer?
Pour aider les employés à y parvenir, les dirigeants doivent commencer par prendre conscience de leurs propres polarités. Cela suppose d’être transparents lorsqu’ils vivent des difficultés et des tensions, qui sont les mêmes que celles éprouvées par le personnel. Le paradoxe est en vous, et cela vous aide à être plus empathique envers les autres, et c’est éminemment plus efficace que les déclarations de mission et autres visions abstraites.
Selon vous, les organisations ne doivent surtout pas succomber à la tentation du compromis. Cela paraît contradictoire. Pourquoi?
Dans l’immédiat, un compromis est parfois la seule chose à faire. Par contre, à long terme, cette solution est presque toujours sous-optimale. Pourquoi? Parce que le compromis partage la perte entre les deux parties et personne n’est vraiment satisfait. Comme je l’ai dit à propos de mon désir d’explorer le monde et de vivre de manière durable, le compromis immédiat consiste à prendre l’avion moins souvent, tout simplement. Mais la question est de savoir comment on peut vraiment faire les deux. Le leadership paradoxal permet de trouver des idées novatrices. Il faut pour cela être capable d’avoir une vision critique de sa propre position et de son propre point de vue.
Par exemple, depuis la généralisation du télétravail pendant la pandémie, toutes les organisations vivent cette tension entre la maison et le bureau. Le compromis typique consiste à envisager deux jours de travail au bureau, trois jours à la maison. C’est un compromis, mais ce n’est pas vraiment une solution au problème. Si on veut réellement régler la question, il faut considérer ce qui se cache derrière les différents points de vue des membres de l’organisation. Pour les personnes qui valorisent le télétravail, la question se résume au sentiment d’autonomie. On veut être reconnu comme un professionnel capable de faire ses propres choix. Pour les gestionnaires, l’intention réside dans le contrôle. À la base, les deux besoins s’expriment dans ces deux positions. Il est donc important d’aller sous la surface du débat pour voir ce qui est réellement exprimé. Le compromis ne fait pas ça : il reste à la surface et ne règle rien.
Mais finalement, pourquoi est-il donc important d’aller au-delà du compromis?
Nous sommes constamment surpris de voir les problèmes revenir, mais c’est parce que nous n’avons pas abordé le point de vue sous l’angle des besoins que chaque polarité exprime. Les problèmes techniques se règlent rapidement, mais les situations paradoxales sont pérennes. Si on applique une solution rapide, les polarités referont surface tôt ou tard. La raison est simple : choisir un côté ou l’autre, ou encore couper la poire en deux, ça revient à balayer le problème sous le tapis. Tôt ou tard, les polarités se manifesteront à nouveau, peut-être d’une autre manière, et vous devrez à nouveau rééquilibrer la situation.
Vous dites dans votre livre que la pensée paradoxale crée de la valeur en stimulant l’innovation véritable. Comment cela se produit-il?
La pensée paradoxale incite les dirigeants à réfléchir à de nouvelles solutions qui ne sont pas des compromis, mais qui amènent tout le monde ailleurs. D’une certaine manière, c’est le simple fait de poser la question correctement qui devient primordial, avant même de chercher la solution. Parce qu’il n’y a pas de solution durable possible si l’on pose mal la question. Par exemple, un PDG du groupe Lego a un jour déclaré que l’entreprise devait être plus innovante et que, par conséquent, elle devait nécessairement proposer de nouveaux types de produits, et donc faire autre chose que les blocs traditionnels. D’autres voyaient les choses autrement. À leurs yeux, Lego ne devait pas renier la familiarité et l’universalité de ses bons vieux blocs. Les dirigeants, ayant ciblé les polarités, ont cherché à les combiner. Ils ont donc décidé que chaque boîte sortant des usines Lego contiendrait 80% de blocs standards et 20% de pièces nouvelles et spéciales. Ils n’ont pas choisi la nouveauté au détriment de la tradition : ils les ont combinées.
On retrouve ça dans toutes les organisations qui ont des buts en apparence contradictoires. Un hôpital a pour objectif non seulement d’être efficace, mais aussi d’accorder une attention personnelle aux patients et de consacrer des ressources à la recherche de remèdes et à la prévention. La bonne solution ne peut pas être de choisir l’un des objectifs seulement. L’innovation réelle réside dans la manière dont on résout le dilemme. Si vous définissez votre stratégie en pensant aux polarités, les gens comprendront quels sont les défis à relever, chaque jour. Et c’est ce qui conduira à des solutions innovantes.
La pensée paradoxale est-elle plus importante aujourd’hui qu’elle ne l’était auparavant?
Plus je prends conscience des tensions qu’il y a dans la société ou des problèmes complexes qu’il faut résoudre, plus je perçois les ramifications de ce leadership paradoxal. Nous vivons dans une époque turbulente, et la tentation est forte de retomber dans les recettes du passé. C’est ce que l’on voit avec la montée du populisme. Ces leaders promettent des orientations claires dans un style de leadership à l’ancienne qui promet la sécurité dans un monde en ébullition. Mais pour faire face à la complexité, il y a mieux à faire. Il faut d’abord reconnaître le chaos, et offrir aux gens des outils pour le maîtriser.
Il y a une trentaine d’années, les théoriciens du leadership Warren Bennis et Burt Nanus ont popularisé le terme VUCA (acronyme de Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity, ou volatilité, incertitude, complexité, ambiguïté en français). Il faut donc que le système permette aux gens de chercher de nouveaux moyens pour résoudre nos dilemmes actuels, parce que, de nos jours, tout est lié. L’ancien modèle de résolution des problèmes ne fonctionne plus.
Article publié dans l’édition Printemps 2024 de Gestion
Note
1 - Brughmans, I., Paradoxical Leadership : How to Make Complexity an Advantage, Toronto, Rotman-UTP Publishing, 2023, 328 pages.
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