Peut-être me lisez-vous en prenant votre pause matinale, à la maison, après avoir démarré une petite brassée de foncé? Vous êtes un col blanc en télétravail. Vous A-DO-REZ vos nouvelles conditions, même si tout n’est pas parfait.

Les années de pandémie ont condamné à domicile une grande partie des travailleurs et ont jeté les bases d’une révolution majeure dans le monde du travail pour les cols blancs : celle du télétravail. Improvisé au départ en 2020 avec les moyens du bord, faisant la fortune spontanée des créateurs d’applications de réunions virtuelles, puis s’organisant progressivement, le télétravail est maintenant là pour de bon. On n’a pas fini d’en mesurer les effets, dans tous les aspects de nos vies professionnelles, mais pas que.

Le télétravail est déjà, d’emblée, au cœur des préoccupations d’un nombre croissant de salariés et d’employeurs, mais aussi d’élus municipaux, qui voient les centres-villes peiner à re-remplir leurs espaces de bureaux, et d’organisations qui s’interrogent sur leur présence physique. Ainsi, des institutions bancaires installées au centre-ville de Montréal se questionnaient au printemps dernier à propos de l’éventuelle baisse de valeur de leurs propriétés foncières, et de l’incidence sur leur valeur tout court. La question du travail à distance était aussi au centre des revendications des fonctionnaires fédéraux en grève en avril dernier. Ces employés voulaient en encadrer les modalités dans une convention collective, une première à grande échelle.

Marie-France Bazzo

Marie-France Bazzo est sociologue de formation, productrice et animatrice.

Oui, le télétravail va révolutionner nos vies, nos jobs, nos villes, nos maisons, notre rapport au temps et au travail. La frontière entre vie personnelle et vie professionnelle sera de plus en plus poreuse. Les pigistes en savent quelque chose! Ce seront maintenant des pans entiers de l’économie qui goûteront les hauts et les bas du travail décentralisé.

Les employés qui peuvent profiter du travail à distance en ce moment, que ce soit un jour par semaine ou presque la semaine entière, y voient des avantages évidents : une réduction des coûts en transport, en restauration et en vêtements; une amélioration de l’humeur; une certaine flexibilité de l’horaire qui permet assurément une meilleure conciliation entre travail et vie de famille... Pour l’employeur, le télétravail permet une réduction des coûts d’exploitation dans certains cas. Par ailleurs, de nombreux gestionnaires remarquent une augmentation de la productivité des employés, plus heureux et à l’aise dans leur environnement familier. Le télétravail pourrait aussi attirer une nouvelle génération de travailleurs qui, dorénavant, l’exigent.

Quant aux désavantages, par contre, la liste est longue. Pour le travailleur, souvent installé à la va-vite, il y a un risque pour la sécurité. Aussi, dans cet environnement sans balises temporelles ni collègues, le risque d’épuisement professionnel est bien présent. En outre, les difficultés de collaboration et d’échange d’information ne sont pas à négliger. La baisse de motivation et la procrastination guettent. Il devient difficile de nous faire valoir et de récompenser l’autre par des promotions, le travail étant de plus en plus «invisibilisé». Par ailleurs, plusieurs ont de la difficulté à séparer la vie personnelle de la vie professionnelle. Pour de nombreuses femmes, la conciliation travail-famille, dans ces conditions, augmente la charge mentale.

Du côté de l’employeur, les questions liées à l’innovation nécessaire et à la résolution de problèmes complexes sont mises en jachère. La culture organisationnelle est «maganée», elle qui est pourtant le moteur des entreprises.

Pour l’instant, les conditions propres au télétravail demeurent arbitraires, gérées à la mitaine, à la tête du client, en amateur. Les règles de gestion sont à inventer. Les fonctionnaires fédéraux voulaient que le droit au télétravail soit inscrit dans la convention collective et que l’employeur leur fournisse tout le matériel nécessaire pour travailler à domicile. Ils ont obtenu l’engagement du gouvernement à l’effet de former un comité d’étude sur la question...

Ce qu’il faut retenir, c’est que, progressivement, nous pourrions voir le privilège du télétravail se muer en un droit, dûment encadré et balisé dans des conventions collectives, ce qui l’extrairait de la zone d’arbitraire où il se joue actuellement, à la bonne grâce de l’employeur ou à la bonne fortune de l’employé.

Je remarque que la généralisation du télétravail crée, encore plus que précédemment, deux classes de travailleurs : les cols blancs, soit les employés de bureau qui peuvent profiter du travail délocalisé, et tous ceux – les autres, les cols bleus – qui sont contraints de travailler in situ, sur le terrain, en usine; les employés de service, les profs, les travailleurs de la santé; ceux qui doivent accomplir physiquement leur travail. Verrons-nous bientôt certaines professions être délaissées parce qu’elles sont trop exigeantes, peu adaptées aux nouvelles envies, au profit de jobs qui permettent le télétravail? L’avenir le dira, mais il y a là un problème dont on a peu tenu compte auparavant, et qui ajoute à la valeur pécuniaire du télétravail.

Nous le voyons bien, les défis sont nombreux, pour tous, et pas encore suffisamment évalués. Oui, nous sommes au tout début d’une révolution majeure qui fera exploser notre vision actuelle du monde du travail.

Article publié dans l’édition Automne 2023 de Gestion