Comment aider les gestionnaires (trop) bien intentionnés à ménager leurs forces et à agir avec discernement dans des environnements volatils, incertains, complexes et ambigus (VICA)? L’une des clés pourrait être de changer le regard qu’ils portent sur les paradoxes présents dans leur organisation. Explications.

Les paradoxes sont des situations caractérisées par la poursuite simultanée d’objectifs contradictoires, relevant d’univers régis par des lois et des cadres de références différents. Ces situations génèrent un sentiment d’impuissance chez la plupart des gestionnaires et professionnels en position d’influence. Force est d’admettre que donner la bonne direction et proposer une solution juste constituent un défi de taille quand le rythme s’accélère et que s’enchevêtrent les réalités individuelles et les domaines multiples.

Prendre du recul… pour mieux sauter

Dans ce type de situations, deux profils de gestionnaires tendent à se démarquer :

  • Le profil sauveur et protecteur : nous avons vu dans de nombreuses organisations des gestionnaires s’acharner à protéger leurs équipes (ou ce qu’il en restait dans un contexte de grande volatilité et de pénurie de main-d’œuvre) face aux changements de cap et aux pressions croissantes de performance. Cette posture héroïque conduit fréquemment au sentiment d’isolement de ces gestionnaires au plus près du terrain et des opérations, et culmine par leur épuisement.
  • Le profil technocrate : dans ce cas, le gestionnaire s’enferme dans une forme de déni, coupe les liens avec ses équipes et se réfugie dans une posture de donneur d’ordres et de reddition de compte, sans considération pour la réalité du terrain. Il lui en coûte son propre bien-être et, inévitablement, celui de ses équipes.

Il est important de résister à la tentation de l’action effrénée et désordonnée, celle visant à résoudre coûte que coûte le défi rencontré, et à celle du déni, qui, en banalisant la complexité de l’impasse, empêche de réduire le paradoxe.

Mieux vaut considérer ces situations paradoxales comme les révélateurs de nouvelles postures à adopter, des occasions de changer notre regard sur nos rôles, nos standards d’exigence et sur nos indicateurs de performance. 

Les paradigmes traditionnels, sur lesquels étaient autrefois bâtis le sentiment d’efficacité personnelle et la création de valeur, sont aujourd’hui caducs et doivent céder la place à une nouvelle manière d’aborder des situations en apparence insolubles. Voici des exemples d’injonctions paradoxales : des organisations cherchent actuellement à bâtir des milieux de travail propices à l’engagement et à l’épanouissement des employés, tout en accroissant la performance et la rentabilité; ces mêmes organisations cherchent à stimuler l’intelligence collective et le sentiment d’appartenance des employés, tout en espérant répondre aux désirs grandissants pour le télétravail et l’individualisation des conditions de travail. Même son de cloche chez ces directions qui mettent en place des plateformes technologiques, avec des systèmes d’appels automatisés dans leur service à la clientèle, mais qui se targuent d’offrir un service humain et personnalisé.

Gérer l’impossible, une étape à la fois

De nombreux éminents penseurs de la complexité se sont intéressés à ce type de phénomènes (Dominique Genelot et Edgard Morin, pour ne nommer que ceux-là) et leurs approches, longtemps réservées aux stratèges organisationnels, deviennent d’autant plus pertinentes aujourd’hui pour soutenir gestionnaires et professionnels confrontés quotidiennement à des situations impossibles.

Il en va de même pour la démarche suivante, proposée par Laurent Chartier en 1997 dans le guide de management CFC Gérer avec l’impossible, qui nous paraît plus que jamais d’actualité. Elle requiert de prendre du recul face à ces situations en apparence impossibles pour mieux les confronter, de manière lucide et courageuse. Voici les étapes préconisées :

1.Identifiez la situation bloquée ou l’impasse;

2. Ciblez puis exagérez le paradoxe : comment s’énonce-t-il? (Par exemple : Il m’est absolument impossible à la fois de… et de…);

3. Explorez le paradoxe : quels sont les absolus et les forces qui s’opposent? Quels sont les éléments perçus comme de valeur et d’importance égale, mais entre lesquels semble-t-il impossible de choisir ou de coexister (par exemple, mobiliser les employés et augmenter la performance)? Quels sont les paradigmes associés à chacune de ces forces?

4. Identifiez les logiques intégratrices à l’œuvre derrière chaque force et les raisons pour lesquelles elles s’opposent;

5. Déconstruisez vos paradigmes : quels sont les absolus inhérents aux deux objectifs contradictoires recherchés? Est-il vrai que l’ensemble de ces paradigmes sont attendus, tout le temps, tout de suite, simultanément? Quelles croyances ou normes d’exigence doivent être déconstruites, révisées, assouplies? À titre d’exemple, est-il vrai que la mobilisation des employés passe par un horaire stable, pour tous, tout le temps?

6. Identifiez les conditions d’intégration et le dénominateur commun : sous quelles conditions pourrait-on à la fois atteindre la mobilisation et la performance? Pratiquez la pensée inclusive, car dans le monde de la complexité, c’est elle qui prévaut : c’est «l’un ET l’autre» et non plus «l’un OU l’autre». Les recherches sur la mobilisation démontrent qu’impliquer les employés dans la fixation des normes de productivité et les associer à la définition des processus et des environnements de travail améliorent leur mobilisation et leur performance.

Une telle démarche, simple et logique en apparence, exige humilité, courage, hauteur de vue et patience :

  • Humilité : les défis d’ampleur auxquels sont confrontés les gestionnaires peuvent les inciter à succomber à la tentation du sauveur héroïque qui tentera de résoudre par la force de son énergie et de sa volonté des défis qui vont bien au-delà de sa sphère de contrôle. Pour contourner ce piège, il devient alors primordial de se poser les questions suivantes : qu’est-ce qui est complexe, exactement? En quoi cette impasse ou cette situation relève-t-elle de ma sphère d’influence, directe ou indirecte?
  • Courage : il est devenu courant de multiplier les projets et les priorités organisationnelles, à réaliser dans des temps de plus en plus contraints. Les gestionnaires doivent faire preuve d’une résistance courageuse, pour ne pas exécuter sans discussion des ordres et répercuter une pression injustifiée vers leurs équipes.

Il est du devoir de chacun de remettre en question les paramètres des projets et des demandes : qui a dit que l’ensemble des composantes d’un projet devaient être réalisées en même temps et dans un délai aussi serré? Qu’est-ce qui est vraiment essentiel et urgent? Que peut-on différer ou réaliser autrement?

L’une des clés pour naviguer dans la complexité réside dans la capacité à coordonner plusieurs paramètres, en repérant les failles des contraintes pour les transformer : soit en jouant sur le facteur temps, soit sur les standards d’exigence et la qualité requise, ou en combinant les deux de façon optimale pour profiter d’un effet de levier.

  • Hauteur de vue: quand une situation résiste, il faut savoir la regarder sous des angles différents, oser «élever son hélicoptère» pour consacrer son énergie et son temps à des projets ou des situations d’importance. Trop souvent, les projets stratégiques et les projets opérationnels sont mis sur le même plan. Certaines organisations entretiennent des paradoxes qu’elles génèrent en continu, faute de réflexion stratégique. Tout n’est pas d’urgence égale, tout n’est pas essentiel, tout n’engage pas l’avenir et la pérennité de l’organisation. Gérer par l’urgence et la pression devient malheureusement une dépendance qui alimente artificiellement un sentiment d’utilité et de pertinence, galvanisant et énergisant à court terme, mais essoufflant et dangereux sur le moyen et long terme. Cette mauvaise gestion camoufle parfois aussi l’impuissance de certaines directions à bien réfléchir et à se donner une vision et une trajectoire pour l’atteindre.
  • Patience : la complexité appelle non seulement une bonne dose d’humilité de la part des gestionnaires, mais aussi de la patience. Il leur faut apprendre à accepter que certaines situations ne puissent se résoudre immédiatement, qu’il soit parfois sage de les laisser perdurer pour mieux comprendre ce qui est en jeu et agir ensuite sur les bons leviers.

L’apprivoisement des paradoxes devient ainsi une gymnastique managériale passionnante. Celle-ci devient surtout essentielle dans ce nouveau monde complexe, où il faut savoir se servir des impasses apparentes comme autant d’occasions à saisir pour changer d’approches. Et ainsi développer une plus grande aisance à évoluer dans l’ambiguïté et l’incertitude.