Après un règne de plus de 80 ans, le produit intérieur brut (PIB) a-t-il fait son temps? Plusieurs critiques tentent de lui trouver un successeur. Dautres vont plus loin en sattaquant à lobsession de la croissance infinie, nocive sur une planète où les ressources sont limitées.

La formulation originale du PIB date de 1937. Simon Kuznets (1901-1985), un économiste russo-américain, souhaitait mesurer les effets de la Grande Dépression sur l’économie nationale. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’économiste britannique John Maynard Keynes (1883-1946) a contribué à sa formulation moderne. Fonctionnaire au Trésor, il déplorait un manque de données qui compliquait l’estimation de ce que le Royaume-Uni pouvait produire, dans une période durant laquelle planifier la production était crucial. Il a donc élaboré un indicateur : la somme de la consommation et des investissements privés, ainsi que de la dépense du gouvernement dans sa propre économie1. En 1944, le PIB est devenu l’étalon standard de la croissance économique à la suite de la conférence de Bretton Woods, tenue dans le but de réguler le système monétaire international après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Le succès de cet indicateur repose surtout sur sa grande opérationnalité. «Il reste la meilleure mesure de croissance économique, estime Johanne Turbide, professeure titulaire au Département de sciences comptables de HEC Montréal. Il est facile à comprendre et permet aux États de se comparer et d’ancrer leurs prévisions financières. Cependant, il ne calcule qu’une chose : la croissance économique.»

Les critiques contre le PIB se multiplient et se scindent en deux catégories : celles qui attaquent l’indicateur lui-même et celles qui s’en prennent à l’obsession de la croissance économique qu’il alimente.

Les œillères du PIB

En 1959, l’économiste américain Moses Abramovitz (1912-2000) contestait déjà le lien entre le PIB et l’évaluation du bien-être. Il remettait en doute l’idée qu’une mesure de la croissance de la production puisse donner une quelconque indication de l’amélioration du bien-être à long terme.

«Plusieurs aspects échappent au PIB, en particulier les impacts sociaux et environnementaux négatifs de la création de richesses, déplore Luc Belzile, économiste principal de l’Institut du Québec. Par exemple, calculer la création de la richesse d’un pays ne dit rien quant à la répartition de cette richesse. Cela ne nous montre donc pas si le niveau de vie des citoyens de cet État s’est amélioré ou s’il s’est détérioré.»

Beaucoup de travail a été fait pour mettre au point des indicateurs plus complets du niveau et de la qualité de vie des citoyens. L’indice de développement humain (IDH), créé par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) à partir de 1990, est le plus connu d’entre eux. Il agrège trois indices : l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’éducation et le niveau de vie (basé sur le revenu brut par habitant en parité de pouvoir d’achat).

En 2010, le PNUD a lancé l’indice de développement humain ajusté selon les inégalités (IDHI). Cet indicateur module les trois indices de l’IDH en tenant compte des inégalités. Ce changement a fait chuter l’IDH de tous les États, mais particulièrement celui des pays en développement. L’IDHI d’Haïti et de la République centrafricaine, par exemple, est plus de 40% inférieur à leur IDH. L’IDHI offrirait ainsi un portrait plus réaliste et plus nuancé que l’IDH, lequel montrerait plutôt le niveau de développement humain potentiel d’un État, en l’absence d’inégalités.

Au Québec, le G15+, un groupe composé de leaders économiques, syndicaux, sociaux et environnementaux, s’attaque aussi à la création de nouveaux indicateurs pour la province ainsi que pour l’Ontario et le Canada. Ce collectif en a pour l’instant réuni une cinquantaine. On y trouve des données sur les revenus, l’endettement, la productivité, l’emploi, l’éducation, le logement, la sécurité alimentaire, l’environnement, la santé, etc.

Le projet a mis en lumière le manque de données pour illustrer certaines réalités sociales (comme l’itinérance et l’économie sociale) ou environnementales (tels le total des catastrophes naturelles, la capacité de séquestration du carbone et les mesures d’adaptation).

«Il existe bien d’autres indicateurs que le PIB, mais plusieurs présentent des problèmes, affirme Luc Belzile. Par exemple, Québec publie chaque année un inventaire des émissions de gaz à effet de serre (GES) de la province, mais il est décalé de deux ans. Le PIB, lui, paraît chaque trimestre ou même chaque mois. Pour que le gouvernement puisse utiliser des indicateurs environnementaux ou sociaux aussi facilement que le PIB, ceux-ci doivent être à jour.»

Même l’exactitude du PIB est remise en question. «Le PIB agrège plu- sieurs données et indices, rappelle Johanne Turbide. On ne doit pas penser qu’il offre un portrait parfaitement exact de la croissance économique.» Le PIB laisse notamment de côté le travail domestique et l’économie au noir. Conscients de ce problème, des pays comme l’Allemagne, la France et l’Espagne intègrent maintenant le trafic de drogue dans le calcul de leur PIB. Cela a permis de doper le PIB français d’environ 2,7 milliards d’euros (4 milliards de dollars canadiens) en 2017. L’Allemagne tient aussi compte des revenus de la prostitution. Le PIB, on le voit, est une mesure économique, pas morale.

Alerte à la croissance

Aux yeux de certains, le débat autour du PIB reste l’arbre qui cache la forêt, et le vrai problème résiderait plutôt dans l’obsession de la croissance. «C’est le sujet fondamental, estime Yves-Marie Abraham, professeur agrégé au Département de management de HEC Montréal. La croissance économique est une exigence du capitalisme. Toute la vie sociale est structurellement orientée vers la création et l’accumulation de la richesse, et non vers la capacité de satisfaire des besoins humains ou de protéger l’habitabilité de la planète.»

Un tel constat ne date pas d’hier. En 1972, le rapport Meadows – rédigé pour le club de Rome, un groupe de réflexion international – alertait le monde quant au fait que la croissance du PIB ne peut pas être infinie sur une planète aux ressources limitées. La même année, le philosophe austro-français André Gorz (1923-2007) aurait inventé le terme de «décroissance».

Les gens qui contestent la croissance sont unanimes quant à l’impossibilité de poursuivre dans la voie actuelle, mais pas nécessairement d’accord au sujet des nouvelles avenues à prendre. Certains cherchent à maintenir une croissance économique, mais en la débarrassant de ses externalités négatives. «C’est une forme de découplage, précise Luc Belzile. Par exemple, on doit diminuer les émissions de GES tout en conservant la croissance, alors que traditionnellement, l’augmentation des émissions de GES et du PIB vont de pair.» Dans l’idéal, cette approche nous permettrait de continuer à profiter des bons côtés de la croissance, notamment la réduction de la pauvreté et la création d’emplois, tout en éliminant ses effets négatifs sur l’environnement.

C’est en quelque sorte le socle du développement durable, une vision que rejette Yves-Marie Abraham. «La croissance économique et le maintien de l’habitabilité de la planète sont fondamentalement incompatibles. Nous devons donc sortir de la course à la croissance», croit-il. «On arrive parfois à diminuer légèrement la dégradation de l’environnement par point de pourcentage du PIB, mais cela ne suffit pas à la stopper. Or nos délais sont très courts. Nous devons envisager la décroissance», poursuit le professeur.

Cela demanderait de renverser le paradigme qui structure nos vies économiques et sociales depuis la révolution industrielle du 19e siècle, moment où l’on a commencé à parler d’augmentation durable de la production de biens et de services. «C’est un énorme changement, qui exige notamment de revoir notre conception de la réussite économique, souligne Johanne Turbide. Nous devrons surmonter plusieurs problèmes, comme attribuer un coût aux externalités négatives et intégrer des données non financières dans la comptabilité et les opérations des entreprises.»

Malgré les difficultés, la professeure considère que la réflexion sur la décroissance n’a que trop tardé. «C’est simple : nous consommons trop de ressources, et le problème n’ira qu’en s’aggravant avec la croissance démographique mondiale, rappelle-t-elle. Nous devons revoir nos approches de la production et de la consommation.»

Article publié dans l’édition Hiver 2024 de Gestion


Note

1 - Contrairement à la version de Keynes, celle proposée par Simon Kuznets excluait du calcul la plupart des dépenses du gouvernement, notamment les dépenses en armements et dans les infrastructures.