Face aux nombreuses questions environnementales et sociales propres à notre époque, les dirigeants d’entreprise rencontrent des défis de plus en plus exigeants. Or ces problèmes sont rarement simples à résoudre, si bien que bon nombre de ces chefs se retrouvent désemparés, faute d’avoir entrepris une réflexion approfondie sur la raison d’être de leur entreprise et développé une stratégie d’impact cohérente. Comment établir alors les bons objectifs pour assurer une durabilité authentique?

Selon une étude menée conjointement par l’Institut du Québec, le Pôle IDEOS de HEC Montréal et la firme-conseil Credo, 59% des entreprises estiment qu’elles devraient accorder autant d’importance aux intérêts des parties prenantes –comme les communautés locales, les employés, les retraités, les consommateurs et les gouvernements – qu’à ceux des actionnaires. Pourtant, de façon paradoxale, 30% de ces organisations affirment qu’elles sont dans l’incapacité d’allouer les ressources nécessaires à cette démarche, tandis que 46% disent attendre un soutien financier pour agir en ce sens.

Comment la notion de durabilité peut-elle nous aider à mieux comprendre les défis socio-environnementaux qui se profilent à l’horizon? Selon nous, il est impératif de faire évoluer le concept de durabilité pour l’orienter davantage vers une durabilité authentique qui transcende les approches superficielles.

Quelques définitions

La responsabilité sociale des entreprises renvoie souvent à la prise en compte des aspects environnementaux, sociétaux et économiques dans les décisions à prendre ainsi que dans les activités et les pratiques organisationnelles. Ce type de responsabilité vise ainsi à minimiser les répercussions négatives des activités de l’entreprise et à maximiser leurs retombées positives pour les communautés locales et la société dans son ensemble. Cette prise en compte est considérée comme étant responsable lorsqu’elle va au-delà des exigences légales et réglementaires. Il est essentiel de souligner ici que le respect de la loi est une obligation, et non le reflet d’un véritable sens de la responsabilité. Par conséquent, le contraire de la responsabilité sociale d’une entreprise équivaut à une irresponsabilité, qui témoigne ainsi d’une négligence quant aux répercussions sociales, environnementales et économiques que pourraient avoir les décisions prises par l’organisation.

Le développement durable, quant à lui, se définit comme le concept d’un développement qui satisfait les besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs. Il est alors possible de considérer qu’un développement non durable répondrait aux besoins d’une partie ou de l’ensemble des générations du présent en mettant toutefois en péril la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins.

Dans leur formulation actuelle, ces concepts de responsabilité sociale et de développement durable soulèvent un double problème.

1- Lorsque nous abordons la question de la responsabilité, il devient ardu de distinguer ce qui est dicté par le bon sens, ce qui est réglementé et ce qui est réellement motivé par un sens de la responsabilité. Cette complexité est d’autant plus prononcée que les cadres réglementaires en matière de régulation économique sont souvent en décalage avec les besoins et les attentes de la société. Par ailleurs, il est à noter que de tels cadres peuvent varier en fonction des contextes institutionnels spécifiques, ce qui rend l’appréciation du caractère responsable d’une pratique ou d’une activité organisationnelle encore plus ardue.

2- Il est surprenant de constater qu’une pratique peut être qualifiée de «durable» sans qu’elle soit comparée à un seuil permettant de distinguer ce qui l’est réellement de ce qui ne l’est pas du tout. Cela pose un défi majeur, car nous ne disposons pas encore d’un cadre légitime rendant possible l’évaluation d’une pratique en ce qui a trait à sa durabilité, que ce soit sur le plan social ou d’un point de vue environnemental. Prenons l’exemple de la consommation d’eau : certaines entreprises peuvent prétendre, dans leurs rapports de développement durable, que la réduction de 30% de leur consommation de cette ressource dans leurs processus de fabrication témoigne de la durabilité de leurs activités. Cela dit, cette affirmation ne nous indique en aucune manière si cette pratique est véritablement durable.

Gare à la croissance verte

Au cours des trois dernières décennies, la vision d’une croissance verte s’est imposée. Cependant, il est désormais indéniable que l’idée même d’une croissance perpétuelle pose problème, étant donné qu’il est impossible de maintenir une croissance illimitée sur une planète dont les ressources ne sont pas infinies. Même en considérant l’aide que peuvent procurer certaines avancées technologiques, celles-ci ne peuvent pas se substituer à la nature.

Imaginons par exemple que l’ensemble des habitants de la Terre adoptent le même style de vie que la population nord-américaine. Selon ce scénario, combien faudrait-il de planètes pour répondre aux besoins en ressources de tous les citoyens? Une estimation réaliste montre qu’il n’en faudrait pas moins que cinq! Cela souligne clairement les conséquences insoutenables de notre modèle socio-économique actuel.

Par ailleurs, les analyses récentes démontrent de manière convaincante que l’aggravation de la crise climatique actuelle entraînera des conséquences néfastes sur notre capacité à atteindre tous les objectifs de développement durable établis par les États membres des Nations unies en 2015. Un rapport récent du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a d’ailleurs souligné de manière percutante la nécessité d’opter pour une décroissance sectorielle et intentionnelle afin de faire face à cette crise. Il s’agit d’une invitation pressante à repenser nos modèles de (sur)production et de (sur)consommation, et à mettre en place des mesures concrètes pour contrôler les effets des changements climatiques.

4 gestes concrets à poser 

Les dirigeants d’entreprise peuvent poser quatre gestes concrets pour amorcer ou renforcer la voie vers une durabilité authentique.

1- Reconsidérez la raison d’être de votre entreprise et évaluez dans quelle mesure elle s’harmonise avec les objectifs de profitabilité et d’incidence positive en créant une valeur partagée de manière équitable et inclusive.

2- Prenez du recul et réfléchissez aux questions de société (environnementales, sociales ou économiques) sur lesquelles votre entreprise doit impérativement se pencher pour limiter sa nuisance ; celles pour lesquelles elle doit réduire les aspects négatifs ; et celles pour lesquelles elle a le potentiel de contribuer de manière positive en ce qui a trait à la résolution de certains problèmes.

3- Établissez une culture organisationnelle qui valorise l’intérêt général et le bien commun au-delà de la simple recherche de croissance financière. Formez l’ensemble du personnel, de la direction et des membres du conseil d’administration à l’importance de la durabilité authentique.

4- Faites la promotion de la démocratie au sein des entreprises en réexaminant les méthodes traditionnelles de gestion des parties prenantes et en incluant un large éventail d’acteurs dans les processus décisionnels stratégiques (incluant les ayants droit).

D’aucuns considèrent, de manière explicite ou implicite, qu’une entreprise qui intègre des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) à ses pratiques devrait être autorisée à poursuivre ses activités sans remettre en question la durabilité même de ces dernières. Des secteurs tels que l’énergie fossile et le tabac sont des exemples concrets d’activités non durables. Malgré l’intégration de critères ESG, cela ne change pas la nature intrinsèquement non pérenne de ces industries. Autrement dit, le paradigme de la croissance verte crée souvent l’illusion que nous pouvons maintenir nos activités actuelles en les améliorant. Cependant, la réalité est que nous devons non seulement adopter de nouvelles approches, mais aussi (et surtout) revoir en profondeur ce que nous faisons pour atteindre la vraie durabilité.

La question essentielle qui se pose est de savoir si la croissance verte constitue la voie appropriée à suivre, et si elle est suffisante pour relever les défis actuels liés à l’urgence climatique. Il est également capital de prendre conscience que nous avons déjà dépassé les limites du système de la biosphère et totalement déréglé les fondations sociales. Un exemple parmi tant d’autres : le jour du dépassement, qui marque le moment où nous avons épuisé les ressources renouvelables de la Terre pour une même année, recule tous les ans depuis trois décennies. Parallèlement à cela, l’état de la biodiversité se détériore de manière alarmante. Il convient aussi de souligner que la population mondiale continue de croître et que le développement économique rapide des pays du Sud entraînera une augmentation considérable de la consommation. De tels facteurs ajoutent une complexité supplémentaire aux défis que nous rencontrons déjà.

Le concept de développement durable a sans aucun doute entraîné un changement de paradigme significatif au fil des trois dernières décennies[1]. Pour opérer des transformations à grande échelle dans la société, il ne suffit pas de «verdir» nos pratiques; il faut surtout modifier nos schémas cognitifs et culturels. Certes, le développement durable a joué un rôle crucial en marquant les esprits et en nous faisant prendre conscience collectivement qu’il était nécessaire de changer notre modèle socio-économique. 

Cependant, il est évident que nos idées et nos actions pour parvenir à un développement véritablement durable n’ont pas été à la hauteur des défis que nous avons à affronter.

Malgré les trente années de promotion de la croissance verte, les progrès réalisés sont nettement insuffisants; regardons seulement, pour en prendre conscience, les statistiques relatives aux émissions de gaz à effet de serre et à l’érosion de la biodiversité. Il est aujourd’hui impératif d’adopter des approches bien plus audacieuses pour concrétiser pleinement l’esprit du développement durable. Ainsi, nous devons aller au-delà des changements progressifs et envisager des solutions aussi novatrices qu’ambitieuses. Cela nécessitera une remise en question profonde de nos valeurs et de nos comportements, et les entreprises joueront un rôle clé dans ce processus.

Vers une durabilité authentique

La durabilité authentique met à l’avant-scène l’importance de promouvoir des pratiques économiques qui prennent en compte la capacité de nos écosystèmes. Cette approche a été présentée dans un rapport percutant intitulé Authentic Sustainability Assessment[2], qui se veut un guide complet sur l’utilisation des limites planétaires comme référence clé dans les rapports de développement durable destinés aux entreprises. Les limites planétaires définissent les frontières au sein desquelles l’humanité peut se développer et prospérer sans épuiser les ressources de notre planète.

En soulignant la nécessité d’une transformation profonde, le rapport met en évidence le fait que les pratiques actuelles des entreprises sont manifestement insuffisantes pour atteindre une durabilité véritable. Fruit de plusieurs années de recherche en collaboration avec le groupe de réflexion (think tank en anglais) R3.0, ce document marque une avancée significative en ouvrant une nouvelle ère d’authenticité dans l’évaluation de la durabilité organisationnelle.

Au cœur de ce rapport se trouve la notion novatrice du quotient de durabilité, lequel vise à calculer de manière précise le poids actuel d’une entreprise par rapport à l’incidence normative établie dans chaque contexte spatial précis. Contrairement à une approche de comparaison basée sur les performances des concurrents ou sur les réalisations antérieures de l’entreprise, ce quotient met l’accent sur l’évaluation de l’organisation, basée sur un seuil, dans son environnement immédiat.

Revenons sur l’exemple de l’eau : la durabilité d’une entreprise ne sera pas déterminée par sa capacité à utiliser moins d’eau que ses concurrents, mais plutôt par sa capacité à démontrer que sa consommation respecte la disponibilité des ressources hydriques de sa région, en se basant sur des données scientifiques crédibles. Ainsi, le quotient de durabilité propose une approche contextuelle et objective pour évaluer la durabilité d’une activité, d’une entreprise ou encore d’une industrie. Contrairement aux mesures traditionnelles de l’activité économique (par exemple le produit intérieur brut), le quotient de durabilité prend en compte les limites et les capacités des écosystèmes locaux. Cette mesure constitue donc un pas de plus pour favoriser la véritable durabilité de nos organisations.

Article publié dans l’édition Automne 2023 de Gestion


Notes

[1] Baba, S., Trente idées reçues sur le développement durable, Montréal, Éditions JFD, 2021, 200 pages.
[2] Institut de recherche des Nations unies pour le développement social (UNRISD), Authentic Sustainability Assessment : A User Manual for the Sustainable Development Performance Indicators, 2022, 108 pages.