Croissance, croissance durable ou... décroissance ? Alors que la crise écologique ne cesse de s’aggraver et que les inégalités sociales continuent de se creuser, une remise en question fondamentale de nos modèles de société n’est-elle pas nécessaire ? Ne faut-il pas en particulier cesser de viser une croissance économique continue ? Devant l’urgence d’agir, réfléchir à ces questions s’impose de toute évidence. C’est ce à quoi nous invitent les « objecteurs de croissance ».

La notion de « décroissance soutenable » ou « conviviale » est apparue en 2002 en France1. Il ne s’agissait alors ni d’un concept théorique ni d’un programme politique mais d’un slogan provocateur, lancé contre l’idée selon laquelle la croissance économique serait une condition nécessaire au progrès et au bonheur de l’humanité. Ce slogan a fait mouche et on peut aujourd’hui parler d’un mouvement politique transnational dont le principal mot d’ordre se formule ainsi : la quête de croissance économique est à la source des crises écologiques, sociales et politiques qui frappent notre civilisation. Nous devons donc collectivement y renoncer avant de subir les conséquences d’une décroissance imposée par la destruction accélérée de ce qui rend possible la vie humaine sur la Terre.

Une croissance dévastatrice, injuste et aliénante

S’il est essentiel de juguler la course à la croissance, il ne s’agit pas d’une fin en soi mais d’un préalable pour tenter d’inventer des collectivités humaines plus soutenables, plus justes et plus démocratiques. En effet, le problème de cette fuite en avant n’est pas seulement qu’elle est destructrice sur le plan écologique. Elle s’avère aussi profondément injuste en ce qu’elle tend à se traduire par un creusement des inégalités entre les êtres humains, comme l’a notamment montré l’économiste français Thomas Piketty dans son maître ouvrage2 et comme en atteste par exemple ce récent rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), qui se concluait ainsi : « Le monde est plus inégalitaire aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été depuis la Deuxième Guerre mondiale3. »


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Par ailleurs, cette course effrénée nous impose à tous de lourdes contraintes, à commencer par la nécessité d’être toujours plus productifs. Quiconque ne contribue pas au PIB doit se contenter d’une position marginale et peu enviable dans nos sociétés. Pour ne pas subir un tel sort, il faut à tout prix « avoir une job », quitte à devoir se battre pour l’obtenir, quitte à ce que cette activité ne présente aucun intérêt à part celui de gagner de l’argent, quitte à s’y épuiser au point de sombrer dans la dépression ou dans l’épuisement professionnel, comme c’est si souvent le cas de nos jours. Cette quête de croissance à laquelle nous sommes tous, hommes et femmes, sommés de prendre part a donc aussi quelque chose de profondément aliénant, ce qui constitue une autre raison de s’y opposer, du moins si nous attachons encore un tant soit peu d’importance à l’exercice de notre liberté.

Produire moins, partager plus, décider vraiment

Le projet d’un développement durable et ses avatars plus récents tels que la croissance verte ou l’économie circulaire sont relativement indifférents au caractère injuste et aliénant de cette course à la production de marchandises. Mais surtout, ils continuent à défendre la nécessité de la croissance en pariant sur la possibilité d’un « découplage » entre la production de biens et ses répercussions écologiques, notamment grâce aux progrès techniques.

En dépit de gains d’efficacité considérables obtenus depuis les débuts de l’industrialisation, un tel découplage ne s’est jamais produit. Par ailleurs, aucune technologie disponible à l’heure actuelle ne permet d’espérer qu’un tel phénomène puisse survenir un jour. Certes, on peut réduire jusqu’à un certain point, pour chaque marchandise produite, la quantité de matériaux utilisés et de déchets générés : on obtient ainsi un découplage relatif. Toutefois, tant que la quantité totale de marchandises augmentera, la consommation de ressources naturelles et la production de déchets augmenteront également4. La seule manière de mettre un terme au désastre écologique en cours consiste donc à produire moins.

Cependant, la réduction globale de la production dans des sociétés déjà profondément inégalitaires où un nombre croissant de personnes n’ont tout simplement pas les moyens matériels de mener une vie digne aurait pour conséquence inévitable d’aggraver les injustices actuelles. Afin de ne pas en arriver là, un deuxième principe doit être mis en œuvre : partager plus. Concrètement, pour que chaque citoyen ait accès à des moyens d’existence décents dans le respect des limites biophysiques de notre planète, il faut imposer des limites à l’accumulation du capital et à la propriété privée.

Ce nécessaire partage de nos moyens d’existence ne s’impose pas seulement pour des raisons de justice : il représente également la condition sine qua non pour que nous puissions commencer à reprendre le contrôle de nos vies. Pour l’heure, nous n’avons pas le pouvoir de décider vraiment de la manière dont nous souhaitons vivre ensemble. Ainsi, il s’agit non seulement de dénoncer le fait que nos institutions politiques n’ont rien de démocratique mais surtout de reconnaître que ces institutions sont elles-mêmes soumises pour l’essentiel à cet impératif de la croissance infinie.


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Le pari de la communalisation

À l’opposé de ce que nous connaissons actuellement, nous devrions pouvoir administrer et utiliser de manière démocratique, égalitaire et soutenable tout ce dont nous avons besoin pour vivre : territoire, ressources naturelles, outils, connaissances, etc. Le but : satisfaire nos besoins plutôt que d’accumuler de l’argent. La condition : privilégier le droit d’usage et la coresponsabilité plutôt que la propriété exclusive (privée ou étatique) des ressources que nous jugeons nécessaires à une existence digne. Autrement dit, en ce qui concerne l’allocation de nos moyens de production, il faut sortir de l’alternative entreprise-État dont nos sociétés sont prisonnières depuis au moins deux siècles.

Pour l’essentiel, ces principes sont ceux du commun5, une institution centrale dans l’histoire de l’humanité, que le capitalisme libéral et les régimes communistes du 20e siècle n’ont eu de cesse de détruire pour mieux s’en nourrir. La bonne nouvelle, c’est qu’il n’est pas nécessaire d’attendre le « Grand Soir6 » pour les mettre en application : les communs fleurissent déjà dans les failles et les fissures de notre monde. Montréal, par exemple, en abrite des dizaines : Milton-Parc (coopératives d’habitation), Bâtiment 7 (centre de services locaux), La Remise (bibliothèque d’outils), Le Champ des Possibles (jardin public), UPop Montréal (université populaire), People’s Potato (soupe populaire), etc. Bien d’autres collectifs de ce genre sont en train de voir le jour, tous fondés sur le même souci : autoproduire de façon démocratique et soutenable ce qui convient pour vivre.

Les objecteurs de croissance proposent de favoriser la prolifération et la mise en réseau de ces communs pour se sortir du macrosystème productiviste qui domine nos existences. Cela implique une relocalisation de la plupart de nos activités productives en les faisant reposer à la fois sur des circuits courts (réduction du transport et du nombre d’intermédiaires entre producteurs et consommateurs) et sur des low tech7, c’est-à-dire des techniques simplifiées, contrôlables par leurs utilisateurs et adaptées aux ressources (notamment énergétiques) disponibles sur place. D’un point de vue politique, ce sont les municipalités (constituées en fédérations) qui pourraient être les instances décisives de cette révolution.

Nous en sommes loin. Toutefois, les « communalistes » devraient bénéficier des « pannes du système » qui ne manqueront pas de se produire dans un proche avenir, en particulier à cause de l’épuisement en cours de ressources naturelles cruciales et de la suraccumulation de déchets dans nos milieux de vie. De même que les communs médiévaux ont fleuri à la faveur de l’effondrement de l’Empire romain d’Occident, la communalisation sera sans doute un des moyens de faire face à la multiplication des catastrophes écologiques qui s’annoncent.

La décroissance constitue notre horizon

La seule vraie utopie aujourd’hui consiste à vouloir poursuivre une croissance infinie dans un monde fini. Les signes du dépassement des limites biophysiques planétaires sont chaque jour plus nombreux et plus évidents. Déjà très faible en Occident, la croissance économique va buter sur ces limites. La décroissance n’est donc plus un choix : ou bien elle sera subie et sauvage, désastreuse sans doute pour les plus démunis d’entre nous, ou bien elle sera volontaire et contrôlée autant que faire se pourra.

Promouvoir encore et toujours la croissance, comme persistent à s’y employer nos dirigeants politiques et économiques, apparaît par conséquent de plus en plus irresponsable. Pour éviter le pire, il est urgent de réfléchir ensemble à la manière de bâtir des sociétés post-croissance sans pour autant renoncer à ces deux valeurs fondamentales de notre civilisation : l’égalité et la liberté. Voilà un beau chantier que la recherche et l’enseignement en sciences de la gestion auraient intérêt à investir !

Article publié dans l'édition Printemps 2019 de Gestion


Notes

1- « La décroissance », Revue S!lence,n° 280, février 2002.

2- Piketty, T., Le Capital au XXIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2013, 976 p. Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, en France, Thomas Piketty a été chercheur à la London School of Economics et est un spécialiste de l’étude des inégalités économiques.

3- « L’humanité divisée : combattre les inégalités dans les pays en développement », Programme des Nations unies pour le développement, 2014, 16 pages.

4- Voir : Tim Jackson, Prospérité sans croissance, Paris, Étopia, 2010, 248 pages.

5- Voir : Pierre Dardot et Christian Laval, Commun – Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, 593 pages.

6- L’expression « le Grand Soir » désigne la remise en question brutale et radicale de l’ordre social établi.

7- Voir : Philippe Bihouix, L’Âge des low tech, Paris, Éditions du Seuil, 2014, 330 pages.