Article publié dans l'édition hiver 2016 de Gestion

Difficile de ne pas percevoir la profonde et irréversible transmutation dans laquelle la télévision, telle que nous l’avons connue, est engagée. La majorité des signaux détectés sont annonciateurs d’un climat général qui tend à s’obscurcir pour les grands opérateurs de la télévision, rarement confrontés à des vents contraires aussi puissants.


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Consacré troisième télédiffuseur en importance aux États-Unis, Netflix a cumulé 29% des heures de visionnement en 2015. / Photo Netflix et Istock

La déferlante numérique qui s’abat sur les industries de la télévision n’a rien d’un phénomène impromptu. La diffusion en continu et le visionnement à partir de plateformes mobiles sont désormais des pratiques solidement ancrées dans le quotidien des consommateurs et leurs répercussions provoquent des secousses palpables. Ainsi, depuis 2011, les ventes de temps d’antenne accusent chaque année des pertes qui totalisent aujourd’hui plus de 300 millions de dollars.

Cette réallocation budgétaire pénalise surtout les chaînes traditionnelles, dont la part des revenus totaux de l’industrie sera passée de 30 à 24 % depuis 2010 au profit des chaînes spécialisées et de la télévision payante. Pierre d’assise de la vitalité économique et baromètre le plus représentatif des tendances lourdes de l’industrie aux yeux des analystes financiers, voilà que, pour la première fois de son histoire, la part des revenus publicitaires générés par les chaînes généralistes est passée, en 2014, sous le seuil psychologique des 50 % pour s’établir à 49 % alors que celles des chaînes spécialisées (37 %) et de la télévision publique (14 %) poursuivaient leur croissance. Au même moment, les revenus d’abonnement aux services de télévision canadiens progressent à des hauteurs variant entre 5,3 % et 8,4 % entre 2011 et 2014.

Un marché de 290 milliards

Même si le portrait actuel de l’industrie de la télévision canadienne affiche très peu d’indicateurs pour réjouir ses principaux actionnaires, on se confortera à l’idée que la situation est sensiblement similaire dans l’ensemble des pays du G20. Le marché mondial de la télévision, d’une valeur estimée à près de 290 milliards de dollars, doit désormais partager le terrain de la vidéo avec quelque six milliards d’appareils mobiles et apprendre à satisfaire aux demandes d’une nouvelle génération d’usagers qui s’attend à un accès spontané au contenu désiré.

Netflix, le grand perturbateur

Moment charnière dans la petite histoire de la télévision à l’été 2015 : le PDG de Netflix, Reed Hastings, reconnaît du bout des lèvres le caractère perturbateur de son service au sein de l’écosystème télévisuel. Consacré troisième télédiffuseur en importance aux États-Unis, Netflix laisse des traces durables dans son sillage, comme en témoignent les chiffres suivants : en 2014 aux États-Unis, 15 % du total des heures de visionnement est allé à du contenu diffusé par Netflix, une proportion qu’on estime à 28 % pour 2015. Comparativement au déclin que connaissent les télédiffuseurs traditionnels, Netflix se développe à un taux de croissance annuel d’environ 40 %.

L’accélération du déploiement de Netflix à l’international donne à penser que le rythme de croissance de ses activités dans les pays anglo-saxons aurait plafonné. Aussi alléchante soit-elle en matière d’abonnés potentiels, la stratégie internationale a un prix qu’on estime à ce point élevé qu’il a entraîné une baisse des profits de l’ordre de 63 % de la valeur du titre de l’entreprise à l’été 2015. Qu’il s’agisse des quatre pays francophones de l’Europe, de l’Italie, de l’Espagne, du Portugal ou du Japon, la conquête de chacun de ces marchés s’accompagne de lourds déboursés, aussi bien pour l’acquisition de droits que pour la production de contenus originaux destinés à l’un ou l’autre de ces marchés linguistiques. Pour les producteurs locaux, Netflix pourrait alors constituer un terreau fertile pour produire des contenus qui soient en résonance avec les goûts et les idiosyncrasies de ces publics.

À l’heure des forfaits à la demande en câblodistribution, une telle perspective arrive à point nommé et offre le potentiel de se présenter comme une solution de rechange au resserrement des budgets de production qu’allouent les télévisions généralistes et certaines chaînes spécialisées aux séries locales ou nationales en réponse à la migration des téléspectateurs vers les nouveaux écrans.

Il est peu probable qu’en dépit du remarquable succès qu’il connaît actuellement, Netflix parvienne à maintenir la même cadence sans lui-même devoir affronter des perturbations similaires à ce que connaît actuellement le milieu de la télévision traditionnelle. Déjà au Canada, les Shomi, Illico et CraveTV ont pignon sur rue et offrent des services de télévision par contournement (TPC). Aux États-Unis, la pression est encore plus forte sur la forteresse Netflix alors que des réseaux tels que HBO, CBS et Lifetime ont lancé leur propre service de vidéo en ligne. Symptomatique d’une avancée qui a le vent en poupe, l’application HBO Now, propriété du géant Time Warner, figurait au tout premier rang du palmarès du iTunes Store d’Apple en mai et juin derniers pour ce qui est des chiffres de vente. Et s’il fallait qu’ESPN vienne à son tour s’établir dans le paysage de la TPC, comme le veut la rumeur, les ondes de choc dans l’ensemble de l’industrie seraient d’une magnitude sans précédent.


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Par ailleurs, le rythme avec lequel une partie non négligeable des abonnés à la TPC mettent fin à leur contrat est loin d’être anodin et pourrait être indicatif d’une volonté de tester l’efficacité du nouveau modèle proposé. À preuve, on estime que près de 10 % des abonnés de Netflix aux États-Unis auraient annulé leur contrat au cours des douze derniers mois. Parallèlement, près de 50 % des abonnés à Netflix souscriraient simultanément à Amazon Prime Instant Video. Toujours chez les abonnés de Netflix, ils seraient 30 % à payer pour avoir le droit de consulter le catalogue de HBO Now, 27 % pour celui de Hulu Plus et quelque 5 % pour la collection de Sling TV. C’est comme si, après s’être libérés des forfaits à chaînes imposées, ces abonnés se reconstituaient un bouquet de substitution sur mesure, presque exclusivement composé, cette fois-ci, de services de TPC. Couper le câble pour mieux en rattacher ses composantes préférées ?

La réinvention du câble

Il fut un temps où il était de bon aloi de porter en dérision l’imposante profitabilité générée par l’industrie de la câblodistribution. Le vieil adage selon lequel l’obtention d’une licence de câblodistribution équivalait à posséder un permis pour imprimer de l’argent semble avoir beaucoup moins de portée aujourd’hui. Même si, aux dires des principaux câblodistributeurs du pays, la perte d’abonnés serait modeste et sans véritables conséquences immédiates, les résultats de l’enquête de l’Observateur des technologies médias (OTM) de la CBC/Radio-Canada révèlent que le désistement aux forfaits en câblodistribution s’effectuerait selon un facteur six fois plus élevé en 2015 qu’à la même période l’année précédente. Sans avoir atteint des proportions épidémiques, les ravages du débranchement au câble sont bien visibles et érodent petit à petit le bassin d’abonnés. Ainsi, l’OTM estime que 16 % des Canadiens auraient maintenant choisi de ne pas s’abonner à la câblodistribution, contre 12 % en 2012.

television par internet

Source : OTM 2013 (Répondants canadiens de 18 ans et plus)

Les incidences de cette désaffection affectent directement l’ensemble des composantes de l’industrie de la télévision. Quand 100 000 foyers décident de ne plus verser de mensualités à leur câblodistributeur, ce sont 100 000 redevances qui échappent à chaque télédiffuseur tous les mois. Il va de soi que plus le phénomène s’accroît, plus les contrecoups sur le secteur de la production deviennent dommageables et, à terme, irréversibles. L’entrée en vigueur, en mars 2016, de la nouvelle réglementation canadienne, qui rend désormais disponibles des abonnements à de petits forfaits d’entrée de gamme à la câblodistribution (skinny basic), est susceptible de provoquer de nouvelles ondes de choc dont plusieurs observateurs redoutent les impacts sur les chaînes spécialisées plus petites et moins populaires.

Le point de bascule

La nature et l’amplitude des chamboulements que connaît l’ensemble de l’industrie de la télévision font craindre un point de non-retour. La grande inconnue demeure la viabilité économique des nouveaux modèles d’affaires qui se mettent graduellement en place. Ainsi, les revenus générés par les abonnements à des forfaits réduits ou à la carte parviendront-ils à équivaloir à ceux tirés de l’ancien modèle, donc à maintenir tant la diversité de l’offre que le fragile équilibre qui régnait jusqu’ici entre les différentes composantes du système ?

Une chose semble certaine : les conditions d’entente actuelles entre les télédiffuseurs, qu’ils soient généralistes ou spécialisés, et les câblodistributeurs seront soumises, au cours des prochains trimestres, à de très fortes pressions susceptibles d’être déterminantes pour la pérennité du modèle actuel. L’enthousiasme du PDG de CBS Corp., Leslie Moonves, devant les résultats obtenus par les services de télévision en ligne offerts directement aux abonnés sans besoin de transiter par un réseau de câblodistribution laisse présager une mutation décisive dans les modes de distribution de contenus télévisuels. À raison d’abonnements respectifs de 6 $ et 11 $ par mois, CBS All-Access et Showtime non seulement parviennent à attirer des auditoires plus jeunes, certes parmi les plus convoités, mais, plus révélateur encore, génèrent aussi des revenus par abonné plus élevés que ce que produisent les redevances en câblodistribution. Quand la valeur d’un contenu augmente selon le mode de diffusion employé, il y a fort à parier qu’un virage majeur est sur le point de s’amorcer.